Fric & Frime & Frites : Mon guide pour dîner riche
La culture de l'excès connaît un nouvel âge d'or. Comment s'alimente-t-on dans un monde de riches qui doivent avoir l'air riches pour devenir encore plus riches ?
Chers lecteurs,
Avez-vous passé la semaine dernière vissé aux fluctuations de la Bourse comme si vous viviez dans un remake du krach de 1987 ? Êtes-vous étrangement séduit par l’imagerie « old money » (le film Metropolitan, les briquets Cartier, les cheveux de Dominique De Villepin, les téléphones de voiture, la pub Viennetta) ? Est-ce que Succession vous manque ? Louchez-vous sur les costumes croisés ambiance Wall Street de Saint Laurent ou sur les silhouettes « corporate chic » de Stella McCartney ? Cette crème solaire est-elle sur votre wishlist ? Avez-vous le sentiment d’avoir basculé dans une nouvelle ère où la masculinité, le culte de la win et l’agressivité s’érigent en valeurs cardinales ? Le projet de remake d’American Psycho par Luca Guadagnino vous fait-il frétiller ? Avez-vous soudainement envie d’une clope, d’un dirty martini et d’un bronzage bien tapé ? Sean Monahan, l’expert en tendances qui avait déjà théorisé le normcore en 2013, a un nom pour ça : Boom Boom.








Selon lui, l’incertitude économique, l’oligarchisation de la politique occidentale et l’avènement de modèles de réussite volatiles (cryptobros, influenceuses, entrepreneuriat performatif, créatrices de contenu sur Onlyfans) ont redéfini le rapport de la Génération Z à l’argent, qui est devenu central dans leur système de valeurs. Sean Monahan observe alors le retour en grâce d’une esthétique ostentatoire où l’on se distingue des autres en convoquant la juste dose de références « vieux luxe » : pensez maximalisme emblématique des années fric & frime et anti-héros à cravate et dents blanches (Gordon Gekko, Bernard Tapie) sur fond de montée du conservatisme et de guerre commerciale. C’est que l’ostentation seule ne suffit pas : il faut convoquer des références passées pour ajouter à son style la juste dose de capital culturel et de distinction, sans quoi on ressemblerait juste à Andrew Tate dans sa Bugatti Chiron, et qui a envie de ça ?
À y regarder de plus près, le Boom Boom est partout : dans les bijoux disparus de Rachida Dati. Dans l’avion Concorde du futur, qui doit relier Paris à New York en moins de trois heures d’ici 2030. Dans ces tongs en caoutchouc The Row (sold out) à 780$ qui n’ont qu’un but : signifier « si j’ai pu faire cet achat, imaginez un peu le prix de mon canapé ». Et souvent à table. D’ailleurs l’expression Boom Boom vient du Boom Boom Room, un club new-yorkais dont le décor s’est lui-même inspiré du légendaire Windows on the World, le restaurant qui dominait la tour nord du World Trade Center de 1976 à 2001.
Tout y était Boom Boom : la carte composée de fruits de mer, de foie gras, de caviar et d’inspirations dites « exotiques » (mahi mahi, salade d’algues japonaises). Le dress code (veste obligatoire pour les hommes). La situation géographique, au sommet du monde des affaires. À la même époque, c’est Bret Easton Ellis qui met en lumière le rôle du restaurant comme symbole de statut social ultime pour des yuppies qui ont déjà tout. Cité 29 fois dans le roman American Psycho, le restaurant Dorsia rend le héros complètement fou parce qu’il n’arrive jamais à y avoir une table. Quarante ans plus tard, les codes de cet établissement n’ont pas pris une ride : additions exorbitantes, clientèle sous perfusion de notes de frais, atmosphère moderne et cosmopolite, validation d’un guide en vue (aujourd’hui ce serait le 50 Best), portions minuscules et intitulés pompeux (« homard au caviar et ravioli de pêche ; homard carbonisé au coulis de fraise ; sashimi de caille à la brioche grillée ; jeune crabe à coquille molle à la gelée de raisin »). Parce que l’esthétique Boom Boom est étroitement liée à New York, j’ai envoyé un message à Anna Polonsky dont le studio de design et de stratégie situé à Brooklyn est un acteur incontournable du monde de la food. Elle invoque instantanément les restaurants de designers (le Armani Café, le Polo Bar où personne n’arrive jamais à réserver) avant de dérouler un décryptage digne des meilleurs consultings :
J’ai alors demandé : « Et un restaurant Boom Boom à Paris, ça ressemblerait à quoi à ton avis ? »
Comme Anna, quantité d’amis ont subi, ces dernières semaines, ma quête des adresses les plus boom boom de la capitale. J’ai découvert que si ces établissements partagent tous une clientèle essentiellement composée d’oisifs internationaux et de lecteurs des pages saumon du Figaro, on peut les sous-catégoriser en fonction des cinq sociotypes qui les fréquentent. Lequel est le vôtre ?
Le Boom Boom Bro
Abonné à la formule à 44€ par mois de l’appli de rencontres Raya où il indique être « CEO & Art Director »
Attend impatiemment la sortie de Mountainhead, une comédie par le créateur de Succession sur quatre milliardaires de la finance perdus en haute montagne
Dira « C’est tellement moi ! » juste après l’avoir vu
A déjà fait deux allers-retours à Tokyo depuis le début de l’année (« c’est le nouveau Barcelone »)
A créé son podcast « en side project » pour raconter les histoires d’entrepreneurs inspirants (en réalité, cultiver son propre réseau et affiner son business plan)
Il est à ce jour la seule personne qui a acheté quelque chose dans la boutique Bode (un short brodé de mouches de pêche à 1160€)
Face à l’adversité, se demande « Que ferait Xavier Niel ? »
=> Il lui faut : Un bromakase. Prenez l’omakase traditionnel tel qu’il se pratique au Japon (moins de dix sièges, un enchaînement de bouchées imposé par un maître sushi de prestige qui vous sert les nigiri de la main à la main dans une atmosphère monacale). Ajoutez-y une couche de vernis clinquant (poissons japonais arrivés par avion en première classe pendant la nuit, dégustation chorégraphiée, ambiance masculine, surenchère de caviar et de wagyu) et vous obtenez le restaurant privilégié des nouvelles cliques de la finance et de la tech qui considèrent que la société est une chaîne alimentaire dont la seule place tolérable est tout en haut. Malgré des tickets moyens hors normes, ces établissements que le NYT qualifie de « nouveaux steakhouses » fleurissent dans les grandes villes d’Amérique. À Paris, on est un peu trop attachés au rituel japonais et les maitres sushis les plus en vue (chez Sushi B, Sushi Yoshinaga, Jin ou Sushi Shunei) vous découperont sans doute en sashimi si vous vous avisez de les considérer comme vos amuseurs personnels (ou de réclamer un supplément gingembre). Il existe cependant une adresse qui a su, sans trahir la rigueur nippone, ajouter la juste dose de fun recherchée par les bros qui ont un gros contrat à célébrer avec l’AmEx de la boîte : c’est Hakuba, situé au rez-de-chaussée de l’hôtel Cheval Blanc. Porté par la majesté rigoureuse du Japonais Takuya Watanabe et le lyrisme du chef trois étoiles Arnaud Donckele, l’établissement au décor signé Peter Marino offre une expérience étourdissante de presque quatre heures. Le menu signature coûte 420€.
Le Bobo Boom Boom
Composé à 38% de specialty cold brew servi tous les matins par un patron de coffee shop qui le méprise
Tutoie les vendeurs de Terroirs d’Avenir
A réservé la suite de l’hôtel Tuba, à Marseille, du 31 mai au 17 août
Achète ses sacs de voyage et les cartables de ses enfants chez L/UNIFORM, juge la qualité de ton Lady Dior
Me bombarde de messages outrés quand je poste sur Instagram une photo de tomates cerises alors qu’on n’est qu’au mois d’avril
Face à l’adversité, se demande « Que ferait Alice Waters ? »
=> Il lui faut : Les asperges à 50 euros le kilo de la rue des Martyrs et un week-end au Doyenné, dont les prix ont assez augmenté pour que cette ferme, la plus chic de l’Essonne, ait désormais sa place dans la catégorie Boom Boom (le menu est passé de 80€ lors de son ouverture à 135€ trois ans plus tard). Les légumes (sexy) y sont récoltés sous votre nez, les toilettes (Thomas Crapper) sont les plus chics du monde, l’assiette de crudités dressée comme un tableau a été plagiée jusqu’à New York. Les délices de pâte feuilletée fourrée au jambon et au fromage servis au petit-déjeuner et que l’on ramène à Paris sont un véritable signe de distinction et une expérience délicieuse.
Le Boom Boom Boomer
Possède encore une voiture pour se déplacer dans Paris
Fait faire ses chemises chez Charvet à Opéra et ses vestes chez Anderson & Sheppard à Savile Row
Pense que « la justice harcèle Sarkozy » parce qu’« en France on a un problème avec les gens qui réussissent »
A sa bouteille de whisky japonais à son nom chez Shubō, le bar caché dans le sous-sol d’Ogata
Sépare l’homme de l’artiste
Face à l’adversité, se demande « Que ferait Jean Rochefort ? »
=> Il lui faut : Un dîner Chez L’Ami Louis, institution centenaire où tout hurle « C’était mieux avant » : le décor de carte postale, le poulet-frites, le service gouailleur, la liste de grands crus… Sur TripAdvisor, un paquet de clients semblent eux aussi trouver que Chez L’Ami Louis, c’était mieux avant, mais ça n’a pas empêché LVMH de faire l’acquisition du restaurant il y a un an. Sa légendaire montagne de frites est aussi élevée que la moyenne d’âge des clients, la salade verte coûte trente euros et le tout-Hollywood, de Steven Spielberg à Rosalia, s’y précipite. Adepte d’un classicisme plus extrémiste ? On opte pour un lièvre à la royale au Relais Louis XIII.
Le Boom Boom Bling
Heureux propriétaire d’une carte de membre Paris Society Unlimited, qui lui garantit un accès privilégié aux terrasses les plus en vue de la capitale
Muscle (un peu) ses biceps et (beaucoup) son réseau à la salle de sport Blanche
Vissé aux téléréalités immobilières de Netflix, il rêve des maisons d’architectes qu’il voit dans L’Agence et des filles qu’il voit dans Selling Sunset
Annonce « Investor » sur sa page Linkedin Premium (pour indiquer qu’il est rentier)
A accroché ses distinctions (lettre d’Anne Hidalgo, photo avec Macron) sur le mur des toilettes et son sac de frappe Supreme® au milieu du salon
Regrette un peu le tatouage « One Life » dans sa nuque, souvenir d’un stage de surf à Bali en 2012
Face à l’adversité, se demande « Que ferait Elon Musk ? »
=> Il lui faut : Le Relais Plaza au déjeuner, la plage Jacquemus l’été et, en toutes circonstances, le temple du « fuck you money » qui s’appelle Jais et que je ne connais que de réputation malheureusement parce qu’il parait que c’est très bon. Ambiance bistrot, carte française et plats surmontés des plus grosses louches de caviar que j’ai jamais vues servies dans un restaurant parisien. Son plat de pâtes nappées de beurre, de caviar et de bresaola (« fuck you artères ») me fait saliver autant qu’il me scandalise. On y va pour affirmer son statut, parler gros sous et, quand on a vraiment un truc à prouver, on y demande « The Eiffel Tower », un plat hors menu (rien n’est plus Boom Boom qu’un plat hors menu). Un copain me l’a décrit comme l’empilement outrancier d’un chateaubriand, d’un foie gras poêlé, d’un homard et de caviar.
Le Boom Boom Beige
Abonné aux playlists de The Row sur Spotify
Fait ses courses à la Grande Épicerie de Paris avec des patchs Augustinus Bader sous les yeux
Fréquente les vernissages sans jamais savoir qui est l’artiste exposé
A perdu 12 kilos après de multiples allers-retours à Londres, jure que c’est grâce aux hormones et qu’il ne sait même pas prononcer « Ozempic » correctement
Face à l’adversité, se demande « Que ferait Joan Didion ? »
=> Il lui faut : Un néo-Dorsia : lumière tamisée qui rend tout le monde beau, cocktails précis, playlist sexy, clientèle venue voir et être vue, mobilier riche (murs laqués, moulures, chandeliers), addition (trop) salée. Je recommande Ojii pour les amateurs de jolies assiettes fusion japonaises supplément truffe et de cocktails déconneurs à l’umeshu, Sugaar pour les jet-setteuses qui aimeraient que la Fashion Week soit toutes les semaines et Ogata pour les nippophiles qui croient encore aux vertus du quiet luxury. Immense potentiel néo-Dorsia également au Temple & Chapon, fraîchement ouvert par l’Experimental Group dans le Marais. Plafond cathédrale, box tournés vers la salle, menu de viandes d’exception et de fruits de mer, martini extra-dirty… C’est l’adresse la plus Boom Boom du moment.
Parce que vous avez lu cette longue édition d’un bout à l’autre, vous méritez de découvrir ce personnage relativement Boom Boom : le « Chinese Donald Trump », mon nouveau héros, devise sur le contrôle des frontières tout en façonnant des dim sum avec les Village People en fond sonore :
Je trépigne à l'idée de lire ta newsletter et c'est un régal à chaque fois ! Merci.
Excellente newsletter ! Aussi drôle que pertinente c'est rare ! bravo !