Qu'est-ce qu'on a fait au Bourdieu ?
Une histoire de goûts, de dégoût et de signes extérieurs de statut social plus ou moins réussis dans la bouffe, le design, la mode et le reste.
J’aime tout chez Pierre Bourdieu. Son gauchisme charismatique, son intérêt sociologique pour le lifestyle, son physique de playboy rustique, son côté transfuge de classe, l’adoration inépuisable qu’il suscite depuis plus d’un demi-siècle chez les intellectuels, et bien sûr ses origines béarnaises que je partage. Il est né à 14 kilomètres de chez moi, à Denguin qui est moins un village qu’une départementale bordée de pavillons, et dont l’autre star locale est un schizophrène qui a plongé la région dans la psychose pendant les fêtes de Noël 2004 en décapitant sauvagement l’infirmière d’un hôpital psychiatrique.
Pierre Bourdieu a quitté un milieu rural a priori inextricable pour devenir à Paris le sociologue français le plus important de l’après-guerre. En 1979, il a publié La Distinction, un pavé dans lequel il révèle que nos goûts (alimentaires, sportifs, stylistiques ou culturels) a priori libres et innés sont en réalité déterminés les uns par les autres. Ils forment un ensemble qu’il appelle « style de vie » (une autre définition pas plouc du lifestyle pour ma collection !!) et qui se fonde sur nos positions de classes.
« En outre, ces préférences composent des jeux où chacun se définit par rapport à celui qui est juste au-dessous de lui », explique-t-il. C’est la distinction : « Le golf ne pourrait être distingué s’il n’existait pas d’autres sports, comme le football, auquel on puisse l’opposer. De fait, la distinction des pratiques sociales se modifie avec le temps, essentiellement en fonction de leur adoption par les classes sociales les plus basses. » Et de conclure sur cette punchline que j’adore : « Le goût, c’est le dégoût du goût des autres. »
Tout ça, c’était sous Giscard. Qu’en serait-il maintenant que le fruit de nos désirs se cultive sous l’influence des algorithmes et que notre vie en ligne consiste en l’étalage perpétuel de nos goûts ? Les Américains parlent de « social status symbols » : ce sont ces objets insignifiants pour la plupart mais qui agissent comme une poignée de main secrète parmi les initiés et leur permettent de se reconnaître entre eux. Ils m’obsèdent. Je les repère dans la rue (les énormes chiens, qui supposent que leurs propriétaires vivent dans d’énormes appartements), au restaurant (les verres Zalto, si fins et si fragiles, les couteaux Perceval 9.47 qui coûtent un bras, le vin nature Tanca Nica de Pantelleria) ou chez les autres (la chaise Jeanneret, la rich cream d’Augustinus Bader, n’importe quoi de Charlotte Perriand). Il y a ceux que je possède : mon pyjama Schostal qu’on ne peut acheter que dans une vieille boutique à Rome. Ma collection de vieux magazines 20ANS et mes premières éditions de livres de Gay Talese et Fran Lebovitz. Mon porte-mine en argent Tiffany vintage. Ma parka Snowbeach de Polo Ralph Lauren que seuls les fans du Wu Tang Clan reconnaîtront. Un cendrier volé dans un hôtel très chic.
Et il y a ceux qui m’ont été gâchés par le marketing : la valise Rimowa dont LVMH a fait un emblème de nouveaux riches. Les bottes tabis de Martin Margiela qui sont vraiment devenues l’équivalent d’un tee-shirt « Fashion mais pas victime ! ». Les sacs Birkin. Les miroirs Ultrafragola. Les canapés Bellini. Parce que ces signes distinctifs sont autant révélateurs de leurs propriétaires que de l’époque dans laquelle on vit, j’ai demandé à plusieurs amis de goût de me lister les leurs, que j’ai compilé à la fin de cette newsletter. Quels auraient été ceux de Pierre Bourdieu ? J’aime imaginer qu’on aurait eu les mêmes. Après tout, nous sommes tous les deux Béarn this way.
Le prix des choses
Trois shots de distinction pas chers.
5,90€ : Un aligot surgelé validé par un chef étoilé
L’autre jour j’ai pris un vol Paris-Aurillac pour aller déguster un monument culinaire français : l’aligot à la truffe de Michel et Sébastien Bras, au restaurant étoilé Le Suquet à Laguiole. J’étais tellement enthousiaste que je me suis entendue raconter devant mes consœurs effarées que j’adorais me taper l’aligot surgelé de chez Picard de temps en temps. Froid instantané à travers la table, le chef Bras un peu interdit et moi, pour boire le calice jusqu’à la lie, je pousse le vice en lui cherchant une photo de la boîte dans Google Images. Son regard s’est illuminé : il se trouve que l’aligot de chez Picard est en fait produit par la coopérative Jeune Montagne à Laguiole, précisément là où le chef achète la meilleure tomme pour son propre aligot. La prochaine fois, je le mangerai avec des couverts en argent.
7€ : Une assiette de frites chez Sugaar
Ça vous est déjà arrivé d’ouvrir une carte de restaurant et d’avoir la très nette impression qu’on se fout de vous ? Ça m’a fait ça le mois dernier chez Sugaar en découvrant un menu aux propositions, disons, un peu chiantes (cecina de bœuf, gamberro rosso, txuleta) et à des prix absolument prohibitifs. J’y ai néanmoins passé une soirée formidable, cet endroit est beau, son atmosphère est sexy, sa lumière est parfaite, le service est absolument chaotique mais vraiment rigolo. Néanmoins je vous recommanderais d’y préférer, aux assiettes chichiteuses, une bonne plâtrée de frites à 7 balles (elles sont super) et d’investir le reste dans des dirty martinis (beaucoup). Ariane Geffard appelle ça la gitanerie de luxe (une expression que je considère sérieusement pour épitaphe) et c’est je crois la meilleure réponse que l’on puisse apporter à la Paris Societysation de la restauration parisienne.
46,29€ : Le roman de tous les Social Status Symbols
C’est un peu par hasard que j’ai commencé à lire Chez les heureux du monde d’Edith Warton, qu’une copine m’a présentée comme la Proust américaine, et je pense qu’on n’aurait pas pu faire plus à propos pour cette Social Status Symbol Week : ce roman décrit avec humour et cruauté toute la foire aux vanités de la haute société new-yorkaise, oisive, opulente et superficielle de 1905. Si vous aimez la série The Guilded Age, vous allez adorer. J’ai choisi une deuxième édition trouvée sur Rakuten mais on le trouve aussi à 8 balles en format poche et sur liseuse.
Des trucs pleins de Social Status Symbols à lire
La routine voyage de Sofia Coppola : où l’on apprend que son aéroport préféré au monde c’est Roissy Charles de Gaulle (« pour sa pharmacie française ») et qu’elle aime y déambuler en ensemble Barrie en cachemire (ce qui me dégoûte un peu).
Une enquête hilarante sur le show de télé-réalité aux 11 franchises The Real Housewives, que vous devriez regarder si vous vous intéressez aux codes du luxe américain ou juste aux effets des antidépresseurs combinés avec le mauvais Chardonnay après 50 ans.
Les biens de luxe ne sont pas toujours ceux qu’on croit : « Comment détourner l’équivalent de 250000 dollars de Kit Kat japonais de collection »
Une enquête folle et tordue impliquant une arnaqueuse suédoise, un prince indien, un exemplaire original de Breakfast at Tiffany’s volé et la tentative de manipulation médiatique la plus rocambolesque que j’ai jamais lue.
Mes amis listent leurs signes de distinction sociale … et ceux qui n’en sont pas du tout.
Sandie Dubois
Journaliste indépendante
« Les do’s Le journal papier. Quand je vois un journal papier chez des gens, je les respecte tout de suite un peu plus // L’argenterie. De famille ou chinée. Pas neuve évidemment. Et utilisée au quotidien, pas pour les grandes occasions // Les savons chic, Santa Maria Novella notamment // Le linge de lit Tekla // Les bouilloires Alessi de Gae Aulenti // Les tisanes du jardin // Les flip phones // Les cabas et totes bag en cuir Old Céline // Les stylos plume Lamy Safari // Les gens qui ont un vieil agenda genre Filofax à pression, bien épais (les vieilles personnes donc) // Les gens qui lisent des classiques dans le métro et/ou ont une carte de bibliothèque // Les objets au style un peu farfelu comme le service à thé Acapulco de Villeroy et Boch que j’adore // Les vieux magazines Domus // Et surtout des exemplaires de The Paris Review !
Les don’t Tout ce qui est cher mais neuf : une Tank, une Oyster, un sac Hermès… Vintage ou rien. // Les beaux livres mais basic bitch : un livre sur Ibiza de Taschen ? Next // Les bouquets avec des feuillages d’eucalyptus // Les Apple watches // Le savon mains Aesop // Les Nespresso // Les télés dans le salon // Les pièces design trop vues (les Pipistrello mais qui pourraient presque revenir bientôt tellement elles sont en fin de cycle).
Entre les deux Les crèmes mains « de luxe » genre Byredo ou la petite arrondie de Chanel. C’est trop Instagram mais en même temps j’aime bien // Le vin orange, j’aime bien dans l’absolu mais la préciosité sur le vin ou le café, ça commence à m’agacer // Les Tabi, juste parce que je trouve que c’est un truc d’attention whore, je sais pas pourquoi. »
Yorgo Tloupas
Directeur artistique
J’ai posé la question à Yorgo à la soirée DeBeaulieu, j’ai pas pris de notes parce que j’avais une coupe de champagne dans chaque main mais voici en substance ce qu’il m’a dit : « Un social status symbol ? Mon numéro de téléphone ! » Et de me montrer son numéro anormalement simple et facile et retenir. Il m’a raconté qu’aux débuts du portable, il existait chez Orange un service téléphonique haut de gamme et parallèle, un truc relativement coûteux et sur cooptation qui offrait des avantages genre numéro facile, services prioritaires et appels depuis l’étranger. Depuis, les rares membres de cette franc-maçonnerie téléphonique ont tous quitté le service, mais ils ont gardé le même numéro, et c’est comme ça qu’ils se reconnaissent entre eux.
Clément Ghys
Journaliste à M, le magazine du Monde
« Les livres de la collection Bouquins (la Pléiade que les gens lisent vraiment) // Certaines marques de pâtes dans les étagères (ou plutôt l’absence de certaines autres…) // Les boules à thé (je sais c’est basique… mais ceux qui refusent le thé en sachet, c’est un signe social) // Les anthologies/collections de magazines disparus : 20ANS (😉), The Face, Nova, Colors… // Les lampes Flos (certains modèles en particulier : Parentesi, Lampadina, Toio, Gatto) // Les coffee table books/catalogues d’expos abîmés (on voit qu’ils ont été lus, contrairement à 97% d’entre eux) // Les sucreries introuvables en France (les Caprice grecs, les Golia italiens… ça dit sans le dire que tu voyages et que c’est comme chez toi là-bas). Enfin, le fait de ne pas avoir de table basse… je déteste les tables basses, je les trouve toujours moches. Et j’ai remarqué qu’on est quelques-uns à s’en être “fabriqués” en accumulant les tabourets et meubles d’appoint - moi, j’ai mis un tabouret Kartell… »
Déborah Pham
Fondatrice du magazine Mint
« Quand je voyage à l’étranger, seule notamment, il y a quelques trucs que je prends tout le temps, par exemple des tee-shirts de merch de la food comme celui du Bar Brutal à Barcelone. Je me dis que si je voyage seule et que je me fais chier, il y aura toujours quelqu’un pour me demander si je connais tel ou tel bar, et parfois ça crée des liens. »
Anne-Sophie Mallard
Head of global PR, Piaget
« Dans l’horlogerie, ça change souvent. En ce moment c’est plutôt le style seventies donc je dirais une Piaget, Cartier vintage, Omega période Grima, les IWC disco… L’énorme « don’t », c’est le mec qui pense qu’il en est, et que le truc qu’il a au poignet en est le signe : la manche bien relevée et le « double wristing », le fait d’avoir une montre à chaque poignet. Ça a commencé comme un jeu, c’était un truc de geek très cool et de mecs qui voulaient garder leur Apple watch et leur montre à l’autre poignet. Maintenant, c’est vraiment un truc de wannabe : ils sont là, les coudes écartés pour qu’on voit bien les deux montres et si tu n’as pas parlé de sa montre dans les dix minutes il te la met sous le nez : « Oh, tu veux parler de ma nouvelle Cartier basculante ? » alors que tu voulais juste attraper le sel. C’est terrible. »
Christine Doublet
Directrice Générale Adjointe du Fooding
« Les cinq social status symbols qui montrent que tu ne fais rien d’autre à part manger au restaurant : le guide de la fermentation du Noma, un livre vu sur toutes les étagères de restaurants Fooding // Le verre à vin qu’il faut avoir pour être un cool place to drink : gravé avec le logo du bar sinon rien, vu chez Folderol et la Cave Septime à Paris ou Calmos et Nightshop à Bruxelles // Le tee-shirt que portent tous les barmans de Paris au moins une fois par semaine : celui de la brasserie Cantillon (en vert bouteille de préférence) // Le magazine que tous les foodies ont dans leur appartement : le dernier numéro d’Apartamento (point bonus si tu as le hors série « All the stuff we cooked » de Frederik Bille Brahe, chef danois) // Le sandwich que commandent les gastronomes au McDo : le Filet-o-Fish. »
Joy Sauvage
Décoratrice d’intérieur
« Mes status symbols : Kelly over Birkin // montre Baignoire de Cartier over Tank / bougie Astier de Villate over Dyptique // vintage or second hand over new // Santa Maria Novella dans une salle de bain // couteaux à viande Pallares // couteaux de cuisine japonais // poivre fumé Rœllinger // sel Maldon // pyjama Schostal // chaussons de maison Charvet // une chaise Josef Hoffman // de l’argenterie ancienne.
Mes anti-status symbols : bougie Baies Dyptique // chaises Cesca // mobilier de bureau USM dans une maison // les livres rangés à l’envers dans une bibliothèque // une affiche ou un poster générique des découpages de Matisse (le Nu bleu) // too much bouclé // a swirly mirror // an it-bag // n’importe quel sac à main avec un gros fermoir monogrammé doré peu importe la marque // thin line tatoos // an active TikTok // any shade of blue nailpolish. »
Jordan Moilim
Journaliste à Très Très Bon, chef indépendant, auteur des fiches recettes de ELLE
« Les couteaux Perceval pliants, les mixeurs Vitamix qui broient n’importe quoi, le Coravin. Et, chez Birkenstock, les Boston davec la semelle rouge que portent tous les cuisiniers et qui me mettent immédiatement dans un mindset de cuisine quand je les enfile. »
Lindsey Tramuta
Journaliste indépendante, autrice, propriétaire d’un excellent Substack
Mon Chemex et le moulin Timemore manual grinder. J'ai aussi un Moccamaster et le repère tout de suite chez les autres :)
Petit plus pour la bouilloire Stagg que je n'ai pas encore mais que je kiffe.
Sinon, ce sont les idées/croyances qui sont les social status symbols les plus puissants de notre temps. Dans ce contexte, je ne peux que me voir dans les groupes anti fast-fashion ! Soutenir cette industrie tout en connaissant son impact sur la vie d'autrui me semble en total désaccord avec d'autres formes de « social justice ».
Joseph Ghosn
Directeur adjoint de la rédaction de Madame Figaro
« Je reconnais mes amis lorsqu’ils choisissent, dans notre vieille cantine de la rue Saint Jacques, le restaurant chinois Mirama, de commander leur soupe de raviolis avec des nouilles. La distinction est importante. En général, ils arrivent munis d’une édition rare d’un livre d’un illustrateur comme Pierre Le-Tan ou Floc’h : c’est une certaine idée de l’élégance qui se joue alors entre nous, et un imaginaire soudain reconfiguré entre nos parcours, nos adolescences, nos âges adultes. On se reconnaît à ce que l’on regarde. Mes amitiés peuvent aussi naître grâce à une cravate Charvet, un tissu intérieur de veste conçu par Jules Tourneur à Mazamet, une paire de souliers confectionnée dans des ateliers anglais du côté de Northampton. J’ai une affection particulière pour le tweed, et la façon dont son origine est signalée à l’intérieur d’une casquette. Évidemment, je fonds en larmes lorsque je déjeune avec une personne qui, devant son hommos, s’interroge sur le taux de citron qui y a été mis (ou non). C’est le secret de la réussite, mais tout le monde feint de l’ignorer. Je continue à tomber amoureux des personnes qui m’envoient des extraits du Shadows de John Cassavettes, des morceaux du troisième album du Velvet Undergound et, c’est rare, des faces B de Spacemen 3. Évidemment, quelqu’un qui lit la New York Review of Books, mais aussi la London Review of Books ne peut être qu’un ami. Idem pour le New Yorker : je me souviens du regard d’une femme qui s’est métamorphosé lorsqu’elle a aperçu la pile de ce magazine trônant chez moi. C’était dans les toilettes, mais tout de même. Et, bien sûr, je m’incline absolument devant celles et ceux qui distinguent le bruit d’une roquette qui s’envole (boum) d’une roquette qui s’écrase (krak). Mais ça, c’est une autre histoire, non ? »
Tellement bien ! Bravo
Quel plaisir de lire les dos and donts ddd autres ! Honored to be included ✌🏼