Voyager contre son intuition
L’histoire d’un contresens touristique, mes bonnes adresses sur la Costa Blanca et la raison pour laquelle il faut en finir avec ce concept de « bonnes adresses ».
🧳 Bienvenue ! Cette semaine Carte Blanche devient momentanément Carte d’Embarquement : une édition spéciale consacrée au voyage. 🧳
Combien de mauvais présages vous faut-il avant d’admettre que vous avez pris une mauvaise décision ? Moi, un peu trop. Cette histoire commence par un immense raté : Bruxelles pour le Nouvel An. La météo s’annonce infâme, avec un froid polaire et humide, doublé d’une statistique alarmante : la capitale belge n’a connu que huit heures d’ensoleillement sur tout le mois de décembre. Les 148 adresses de restaurants, bars, cafés, galeries et boutiques enregistrées dans mon téléphone annoncent les unes après les autres qu’elles fermeront pour les fêtes. On est sept jours avant le Nouvel An. « Tu sais, en ce moment il fait 20 degrés et grand soleil à Alicante » me dit le garçon qui partage ma vie en me regardant claquer des dents au-dessus d’un plateau d’huîtres, rue de Lancry. Alicante, sérieusement ? La région la plus claquée d'Espagne ?
J’ai le droit d’écrire ça car je sais de quoi je parle, pour y avoir été envoyée dans une famille d’accueil l’été de mes seize ans. J’y ai appris à parler l’espagnol, à faire du pan con tomate et des soufflettes. Meilleur été de ma vie. Je me souviens encore des forêts de grues métalliques à l’horizon, des restaurants avec les menus en allemand, du défilé rutilant de scooters pour personnes à mobilité réduite : prise d’une ivresse immobilière dantesque, toute la Costa Blanca s’est bétonnée à la fin du XXe siècle pour devenir un EHPAD germano-britannique à ciel ouvert. C’est une Pompéi du tourisme de masse absolument hypnotique pour qui aime les photos de Martin Parr, les romans de Michel Houellebecq et l’émission “Strip-tease”. C’est aussi, au regard de mes aspirations touristiques personnelles et des valeurs que je martèle dans mes articles sur le voyage, la destination de vacances la plus contre-intuitive d’Europe. Et si c’était bon signe ? Il était peut-être temps de désapprendre tous les biais modernes qui modèlent mes choix touristiques : la liste d’endroits « à faire », « à faire absolument », « à faire avant les autres » et surtout ceux « à faire avant qu’il ne soit trop tard » (glaciers qui fondent, coraux qui blanchissent, rivières qui s’assèchent, monuments qui s’écroulent). Les sections voyage de mes magazines à consonnes préférés (le T, le M, le WSJ, le HTSI du FT). Les « secret spots » d’Instagram où croiser tout Paris et les applis prétendument pointues et élitistes du genre Amigo et World of Mouth. Sur Instagram, j’ai demandé « Des recos vers Alicante ? » et le silence qui m’a répondu m’a sidérée. Toutes les références voyage mentionnées au-dessus sont certes fournies et souvent exigeantes, mais elles dressent une carte du monde profondément déformée qui nous fait tous aller dans les mêmes endroits. Il était temps d’essayer autre chose.

C’est comme ça qu’à 5 heures du matin le 2 janvier, on a grimpé dans un taxi, en râlant un peu quand même, direction Orly sous des trombes d’eau glacée. Et juste comme ça, l’ultime raté de 2024 est devenu la meilleure idée de la nouvelle année. À une heure d’Alicante, il y avait un endroit que Bastien voulait photographier depuis longtemps. Un endroit que j’avais vu mille fois sans parvenir à le situer ni même à en saisir précisément les contours. On l’appelle la Muralla Roja. Quand on arrive au loin, ce sont d’abord ses remparts rouges qui se détachent parmi les arbres, à flanc d’une falaise qui plonge dans la Méditerranée. Ricardo Bofill, l’architecte légendaire qui a construit cet immeuble d’habitation entre 1968 et 1973, s’est inspiré des casbah nord-africaines pour lui donner l’air d’une forteresse impénétrable. Dans les faits, elle l’est : c’est une propriété privée. Les drones y sont interdits, les visiteurs aussi, sans quoi ce paradis pour Instagrameurs serait depuis longtemps devenu un enfer pour ses habitants qui subissent la notoriété exponentielle de la Muralla. Déjà prisé des fans de Bofill, l’édifice, avec son dédale évoquant des dessins d’architecture impossible, a inspiré l’univers dystopique de Squid Game, la série Netflix la plus regardée au monde. Pour pouvoir s’y promener, il faut réserver une nuit dans l’un des quelques appartements disponibles (sur Interhome, Booking ou Airbnb) parmi les 50 logements conçus par l’architecte. Les centaines d’escaliers qui les relient forment un ensemble labyrinthique cachant une piscine, un sauna, plusieurs solariums, autrefois un restaurant et un beach club avec piscine creusée dans les rochers de la falaise. On s’y déplace sans être vu, on s’y repère à la voix ou au bruit des vagues et on s’y égare avec bonheur.

Chaque matin, je m’installe sur un rooftop différent pour observer le soleil se lever, inonder les murs rouges, roses, violets et bleus de sa lumière dorée. Les ombres se déplacent en changeant la physionomie du bâtiment minute après minute. Et je me dis que cet environnement labyrinthique est une très belle métaphore de mes propres contradictions touristiques. Cette tendance que j’ai d’alimenter une idée du voyage fantasmée qui se révèle de plus en plus incompatible avec la réalité du monde. On devrait embrasser la spécificité des endroits que l’on visite, plutôt qu’essayer d’y forcer nos propres standards. Pourquoi chercher à tout prix la-bonne-petite-adresse-confidentielle quand l’authenticité véritable, c’est d’aller s’envoyer des shots dans un pub de Benidorm qui joue des reprises d’Oasis en compagnie de retraitées anglaises péroxydées et prêtes à en découdre ? Au pire, on aura vécu une expérience sociale intéressante et challengé nos goûts. Chercher à imposer nos propres codes à une destination de voyage, c’est au contraire la meilleure façon de la contaminer aussi sûrement que si on y débarquait avec des espèces invasives dans nos bagages. Et c'est comme ça qu’on se retrouve avec des restaurants de poké bowls à Biarritz, ou que Tulum finit par ressembler à Hossegor, Bali et Essaouira (mêmes avocado toats, mêmes studios de yoga, même playlist d’EDM de supermarché). Alors que la Costa Blanca et sa Muralla Roja. Cet immeuble nous a tellement hypnotisés qu’il nous a inspiré un livret qui paraîtra en édition limitée dans dix jours. Les photos sont de Bastien Lattanzio, le texte est de moi. Il est déjà possible de le pré-commander ici.
🧳 Une déambulation hasardeuse sur la Costa Blanca et ce qui me dérange avec le concept de la « bonne adresse ».🧳
Quand je poste une photo de voyage sur Instagram, on me répond systématiquement et avec plus ou moins de délicatesse « Preneur de vos bonnes adresses ! ». La première chose que j’ai envie de répondre, c’est « Voici mon compte Paypal » « Qu’entendez-vous par là ? ». La “bonne adresse” est un élément de langage tellement fourre-tout qu’il en existe autant de versions qu’il existe de gens qui m’en réclament. Souvent, la “bonne adresse” doit être à la fois secrète et réputée, typique mais adaptée aux palais français, située en front de mer mais surtout pas touristique. Parfois, cela n’existe tout simplement pas. Pour une raison logique : il y a quelque chose d’un peu culotté à exiger d’une région touristique qu’elle recèle de “bonnes adresses” alors qu’en tant que touristes pourvus d’un pouvoir d’achat supérieur et de goûts standardisés, on est précisément la raison pour laquelle il n’en existe plus. Le conseil de voyage le plus éclairé dans ce domaine m’a été donné par Shirley Garrier, co-fondatrice du studio The Social Food, qui m’a dit un jour : « Une adresse à l’étranger recommandée par dix personnes, j’y vais pas ».
En ce qui me concerne, la meilleure table de la Costa Blanca fut le rooftop de la Muralla Roja accompagné d’empanadas achetées à la boulangerie du coin, d’une bouteille de Vichy Catalana et d’une boite d’olives aux anchois. Mais je ne peux décemment pas vous laisser là dessus. Alors, comment repérer une “bonne adresse” anyway ? Où que vous soyez dans le monde, je vous recommanderais de commencer par le marché. Tôt le matin, quand les vendeurs ont encore le temps et l’énergie de vous aiguiller. Le marché central d’Alicante, édifice centenaire qui vend de magnifiques produits à des prix abusifs, est un excellent point de départ. Les chauffeurs de taxi peuvent aussi être une super source d’adresses hors circuit touristique, à condition de leur demander « Où allez-vous manger ? » et pas « Où devrais-je aller manger ? ». Sur la Costa Blanca, on repère une table réputée aux familles espagnoles qui vont y déjeuner en grande tablée sur trois générations, passent à table à 16 heures et semblent sponsorisées par une marque de doudounes sans manche. Au restaurant, s’entendre répondre « on est complets jusqu’à 15h30 » est un plus. Et se faire annoncer 45 minutes d’attente pour la préparation d’une fideuà ou d’un arroz seco est un must. À Villajoyosa, le restaurant Madrid, qui coche toutes ces cases, est sans doute le meilleur spot de tout le front de mer. En ville, il existe un chouette marché couvert dont le bar dispose de quelques tables sur une petite place où l’on vous sert, grillés, les produits achetés directement chez le poissonnier ou le boucher. Plus chic, le menu de Nou Manolin à Alicante m’a fait très envie malgré un compte Instagram un peu trop étudié à mon goût. La crique la plus belle et la plus sauvage de la côte s’appelle Racó del Conill et, comme souvent les endroits beaux et sauvages, elle semble être un spot de cruising réputé. Si vous avez l’âme d’un Martin Parr, ne manquez pas le front de mer de Calpe avec son architecture clinquante mais délavée, son ambiance Miami du pauvre, ses restaurants suisses et sa faune de retraités cramés par le soleil. Pour dîner, préférez la vieille ville et ses micro-adresses un peu plus ambitieuses (Enigma). Enfin, Benidorm. Le joyau en zirconium de la Costa Blanca, qui a inspiré quelques œuvres que j’adore : la série de photos « Scenes of Radioactive Life » de Maria Moldes, l’album Benidorm Dream de Koudlam, le film Le Monde est à toi de Romain Gavras. Et un épisode mythique de “Strip-tease”, Dernier Tango à Benidorm.






Je n’ai pas d’adresse à recommander à Benidorm sauf peut-être un pub anglais à l’ambiance gériatrique mais survoltée qui s’appelle Pig n Whistle, où j’ai passé une meilleure soirée que dans n’importe quelle mondanité parisienne en 2024. J’ai adoré les rues enfumées de la vieille ville, planquées entre d’immenses gratte-ciels apocalyptiques, et dont les stands de tapas luisantes ressemblaient à une longue lettre de suicide nutritionnel (n’y portez surtout pas de vêtements exigeant un nettoyage à sec). On s’est demandé ce que sentirait la bougie parfumée Benidorm si Astier de Villatte avait un jour l’idée d’en créer une (=> le regret, le graillon et le fond de pension). Je crois que quand une ville est assez singulière pour qu’on en vienne à se demander à quoi ressemblerait sa bougie parfumée Astier de Villatte, c’est bien le signe que cette ville vaut le coup d’œil.
Merci d’avoir lu cette édition ! Si c’est votre première visite, n’hésitez pas à vous abonner. Vous pouvez consulter toutes mes archives ici. La prochaine fois, on se demandera ce qui parvient encore à nous donner faim.
**** newsletter qui mérite ses 4 étoiles, je recommande.
Super edito qui me fait penser aux excellents "50 Years of Travel Tips" que Kevin Kelly a recemment partagé: https://kk.org/thetechnium/50-years-of-travel-tips