Qu'est-ce qui fait courir Glucose Goddess ?
Une conversation avec celle qui vous a tous convaincus de manger salé le matin, et aussi : la revanche sociale d'une soupe de nouilles instantanée.
Vous voyez ces interviews de grands chefs qui racontent tous comment leur goût de la cuisine s’est formé dans les jupons de leur mémé qui cuisinait si bien la blanquette ? Ça m’a toujours laissée un peu songeuse. Parce que mon goût à moi, il s’est formé dans les rayons d’une supérette interlope de la banlieue de Pau à laquelle j’ai repensé cette semaine.
Ma mère a découvert le Marché Exotique un peu par hasard au début des années 80 et, avec un goût du risque à la limite de l’inconscience, elle a vidé ses étals sans avoir la moindre idée de ce qu’elle était en train d’acheter. « Plus les noms des produits étaient bizarres et mystérieux, plus ça me plaisait. » Je vous parle d’une époque sans Internet, quand La cuisine des Mousquetaires régnait sans partage sur la télé française et que la dénomination « restau chinois » désignait indistinctement tous les établissements vietnamiens, cambodgiens ou thaï qui commençaient à apparaître dans les villes moyennes. Alors ma mère a tout goûté, testé, cuisiné à l’aveugle, créant sans le vouloir une identité culinaire familiale que mon frère appelle « les trois saveurs de la famille Dovergne » : le salé (on aime passionnément le glutamate), le périmé (considérant la DLC comme purement décorative, on a fait du NOMA vingt ans avant René Redzepi) et le piment (nos estomacs en béton armé font notre fierté). On adorait tester des nouvelles marques de nouilles chinoises instantanées qu’on achetait par dizaines avec une prédilection pour les recettes les plus étranges. Ma préférée, c’est la Yum Yum goût crevettes à 52 centimes. Je l’ai aimée dès l’enfance, elle a constitué la base de mon alimentation à la fac et aujourd’hui encore j’adore m’en faire un bol infusé avec des feuilles de combava et de l’huile pimentée Lao Gan Ma.
Si le goût et la culture des cuisines asiatiques est généralement un signe de distinction sociale, les nouilles instantanées, elles, sont un marqueur populaire, un vrai truc de pauvre. J’en ai discuté un jour avec le chef Adrien Cachot, dont j’avais écrit le portrait pour Vanity Fair en 2020, et on s’est rendu compte qu’on partageait tous les deux le même souvenir d’enfance : lui dans la banlieue de Bordeaux, moi dans le Béarn, on tapait le sachet jusqu’à réduire en petits morceaux les nouilles déshydratées qu’on mélangeait alors à la poudre lyophilisée ultra-chimique et paf, ça faisait un snack premium et exotique nous rapprochant un peu plus des dessins animés japonais qui abreuvaient alors la télévision. Aujourd’hui, c’est tout ce que notre époque exècre : un produit ultra-transformé du bout du monde, un néant nutritionnel, un chapelet d’additifs dignes d’une lettre de suicide, une création tellement industrielle qu’elle n’essaie même pas de ressembler à de la « vraie » cuisine, bref, c’est un doigt d’honneur à toutes les valeurs culinaires en vigueur. D’où ma surprise de voir les nouilles instantanées faire l’objet d’une savoureuse revanche sociale. Aux États-Unis, les ramen Buldak goût carbonara (vous avez bien lu), sont sold out partout. Le chauffeur de la rappeuse Cardi B a dû rouler plus d’une demi-heure pour réussir à en trouver et la vidéo de cette petite fille qui fond en larmes après qu’on lui en offre pour son anniversaire a été likée par plus de sept millions de personnes sur TikTok. J’en ai trouvé dans la supérette chinoise en bas de chez moi (2€) et, à vrai dire, j’ai trouvé ça infâme. Mais infâme dans le genre de ces plats qu’on dévore jusqu’à la dernière goutte de sauce tout en se disant « mon dieu, c’est tellement infâme » : imaginez de longues nouilles un peu trop cuites dans une sauce archi-crémeuse genre macaroni & cheese industriel et qui arrache (4404 sur l’échelle de Scoville).
À l’exact opposé de cette expérience se trouve le restaurant Early June où un chef coréen génial invité en résidence, Jason Oh, a mis à la carte une « chicken noodles cup » : des nouilles instantanées entièrement retravaillées et servies dans leur bol d’origine. Culotté, fun, délicieux, j’ai voulu en savoir plus.
Pour les reproduire, Jason conseille d’acheter les nouilles Nongshim (« une des meilleures marques coréennes »). On y verse un bouillon de volaille (je suis paresseuse donc je me ruine en bouillon Dohastu, sinon on a fait dans ELLE un très beau dossier sur le sujet), on ajoute 10g de pâte Tom Yam, de la citronnelle hachée, de la viande de volaille. Après 3 minutes de cuisson par inertie, on ajoute de la coriandre, on presse un citron vert, on mélange, c’est prêt !
Des trucs à lire
Il y a au New York Times une jeune journaliste dont le talent littéraire est tel que, pour être tout à fait honnête, elle m’énerve un peu. Molly Young s’est payé le luxe d’un aller-retour à Parme pour rencontrer une obscure parfumeuse qui crée des fragrances inspirées par les huîtres, le beurre ou la neige. Et le quotidien américain lui a ouvert ses pages en grand, très très grand, pour raconter cette histoire : le texte fait 27.000 caractères, c’est à dire qu’il faut compter une bonne demi-heure de lecture si vous êtes parfaitement bilingue (moi j’ai mis environ une heure, en partie à cause des « gnagnagna, j’ai tellement d’esprit, je suis si drôle » « gnagnagna, j’ai toujours le mot juste et tout est tellement facile pour moi » que je ne pouvais pas m’empêcher de pester toutes les cinq lignes). C’est très niche, complètement farfelu, et c’est de mémoire récente le texte le plus hypnotique que j’ai lu dans la presse.
Vous n’avez pas pu les louper, en tout cas moi je n’y arrive pas, je vois des capri pants tellement partout dans la presse féminine qu’à tout moment je m’attends à croiser Léa Salamé sortant de chez le caviste en capri pants. Info pour mes lecteurs appartenant à la Génération Z : à mon époque, on appelait ça un corsaire et j’associerai pour toujours ce look aux L5, aux ceintures cloutées Le Temps des Cerises et à la guerre en Irak.
Libération a consacré un super portrait à la pêcheuse Emmanuelle Marie, humble et impériale à la fois, et j’en suis ravie parce tout le monde devrait la suivre sur Instagram. La mission qu’elle s’y est donné de raconter avec pédagogie les enjeux politiques et environnementaux de la pêche est un vrai service public.
Si vous trouvez vous aussi que dans sa quête de la jeunesse éternelle, l’industrie de la médecine esthétique ressemble de plus en plus à un film gore de Julia Ducournau ou David Cronenberg, voici de quoi ajouter un peu d’eau (ou de sang) à votre moulin : au Nouveau Mexique, trois clientes d’un spa aux conditions d’hygiène douteuses ont contracté le VIH suite à un “vampire facial”, cette procédure popularisée par Kim Kardashian et qui consiste à réinjecter le plasma de son propre sang dans son visage.
On n’avait plus de nouvelles de lui depuis l’époque où il sortait avec une candidate de Secret Story, tweetait sous le pseudo « Sarko Junior » et faisait des parallèles douteux entre la politique de François Hollande et les attentats du 13 novembre : Louis Sarkozy vient de réapparaitre avec son golden retriever dans le très beau supplément lifestyle du Financial Times. Il y donne ses meilleures adresses à Washington, et c’est surtout rempli de punchlines outrancières dignes d’un épisode de Succession (« Si je pouvais acheter un bâtiment à Washington, ce serait la Bibliothèque du Congrès, je la fermerais au public, j’installerais une table de billard et un bar à whisky à la place des bureaux de recherche puis je me détendrais avec mes amis en contemplant la beauté de la civilisation occidentale ») que je ne peux m’empêcher de lire avec la voix de Tom Wambsgans dans la tête.
J’écris cette newsletter pour essayer de comprendre comment naissent nos goûts communs et la place du libre arbitre dans nos choix de consommation. Que signifie notre passion soudaine et collective pour Marseille, les cures de bone broth, les ballerines en mesh et le pilates reformer ? L’année dernière, j’ai commencé à voir les gens autour de moi boire des shots de vinaigre, réorganiser l’ordre de leurs repas et parler pics de glucose avec une érudition inédite. Et tous étaient convaincus que leur initiative était individuelle sans réaliser qu’ils faisaient partie d’une révolution des comportements alimentaires à grande échelle. C’est l’œuvre de Jessie Inchauspé, dite Glucose Goddess, dont la méthode pour lisser les pics de glycémie s’est vendue à 1 million d’exemplaires en 18 mois et a été traduite en 40 langues. Sa promesse ? Mettre fin aux effets secondaires des pics de glucose (fringales, brouillard mental, prise de poids, fatigue…) en 4 étapes : petit-déjeuner salé, commencer les repas par une entrée de légumes, ajouter du vinaigre à son alimentation et se bouger. Dans une société gangrénée par le diabète, le sujet de la glycémie n’est absolument pas nouveau mais Jessie a réussi à le simplifier au point d’en faire un phénomène de société d’ampleur internationale. J’ai voulu comprendre comment elle y est parvenue alors on a pris un café, et voici quelques éléments de réponse sous la forme d’extraits de notre conversation.
La peur de se planter
« J'étais à San Francisco dans une boite de génétique quand j'ai commencé à m'intéresser au glucose et à porter un capteur. J'ai compris qu'il y avait un vrai filon, j’étais passionnée par le sujet, mais j’ai pensé : « Il y a déjà plein de boîtes qui bossent sur le glucose, j'ai pas ma place, ils vont forcément gagner, il y a déjà trop de compétition. » J’avais peur de me lancer, d’échouer et de voir les autres gagner. Je me suis alors demandé : « De quoi j’ai le plus peur ? D’essayer et de ne pas y arriver ? Ou de renoncer et regretter dans dix ans en me disant « Quelqu'un d'autre est devenue Glucose Goddess et ça aurait pu être moi » ? » La peur du regret était bien plus grande. Mais c'est tellement dur que tu es à 0 et que tu vois des gens qui sont déjà à 15, ou à 30, tu te dis c'est insurmontable. L’une de mes grandes idoles c'est Mark Hyman, un auteur américain qui a commencé à parler du glucose il y a 15 ans. Quand je l’ai découvert je n’avais aucun follower sur Instagram, lui en avait 2,8 millions. Aujourd'hui, j'en ai plus que lui ! Tout est possible. »
Le chemin d’une idée
« Une idée, en soi, ce n’est rien. Il y a 100 milliards d'idées qui se baladent dans l’univers, l’autrice Elizabeth Gilbert appelle ça “Big Magic”. Mais combien de gens vont attraper ces idées et décider de leur donner naissance ? Si 10% de gens ont une idée, que seuls 10% d’entre eux vont la mettre à exécution, et que 10% de ceux-là la mènent à son terme, c’est finalement une toute petite proportion de personnes qui entreprennent réellement. »
Comment ne pas se décourager
« Quand j’ai démarré le compte Instagram, je me suis imposé d’y consacrer une heure par jour pendant six mois car si je fonctionnais en objectif de followers j'allais me décourager au bout de deux semaines. J'ai pensé : « Quel que soit le résultat, je vais faire ça pendant six mois et je ne vais pas m'attacher au résultat avant d’avoir fini. Et ça m'a sauvée : si tu n'as pas d'attente, n'importe quel succès va te paraître génial.
Il m’arrive de me sentir un peu déprimée et triste et je réalise que c'est parce que j'ai poussé trop haut mes objectifs. C'est important de savoir se recentrer et apprécier le chemin parcouru : quand j'ai démarré, tous les mois, je racontais ma progression dans un journal. Mes premiers mots sont : « Janvier 2019 : je suis avec papa et ma sœur et vraiment ce truc du glucose, peut-être que je devrais m'y pencher. Février 2019 : ok j'ai acheté des moniteurs et j'ai créé le compte Instagram. » Ça me paraît dingue de relire ça aujourd’hui. La Jessie de l'époque n'aurait jamais pu imaginer qu'elle ferait autant de chemin. »
Comprendre ce qui nous fait courir
« Tout est tellement difficile quand tu montes un projet toute seule. Je ne veux pas être dépendante d'un seul business, je ne veux pas devoir me contenter de publier des livres. Je ne suis pas Marc Levy, j'ai pas des romans à sortir de mon chapeau tous les ans ! Comme j’ai baigné dans la tech, je savais qu’il était important de monter une boîte. Aujourd’hui, Glucose Goddess, c’est aussi un club de recettes, un label pour les professionnels, des compléments… Maintenant que je me connais, je sais que je bosse mieux quand je suis portée par l'énergie d'un nouveau projet. Il y a trois ans, ma méthode aurait été de tout créer en amont pendant six mois et puis de tout sortir d'un coup. J'ai compris que je ne pouvais pas faire ça. Aujourd’hui j’étale les projets dans le temps afin d'avoir toujours l'excitation, parce que tout est porté par mon énergie. »
Comment créer un changement de comportements à si grande échelle ?
« Le secret a été de simplifier le propos au maximum pour que n'importe qui puisse comprendre le sujet, qu’on soit un collégien de 12 ans ou un doctorant de 90 ans. Mes graphiques, même sans le texte, tu les comprends : il n'y a même pas besoin de savoir lire. Cela permet aussi d’être accessible à toutes les communautés du monde. Il faut que ce soit extrêmement simple.
Ensuite, ça ne doit pas être restrictif : on ne te conseille pas d’enlever quelque chose à tes habitudes, mais d’ajouter. Du coup, c'est tout bénef, tu n'as pas besoin de manger moins, tu fais kiffer ton corps et ça va aider. Le fait d’adopter une dynamique très positive qui va à l'encontre de tout ce qu'on a pu voir dans la nutrition auparavant, comme les régimes, ça a opéré un grand renversement.
Et après, tu répètes, tu répètes, tu répètes. J'ai répété les mêmes préceptes des milliers de fois. À une époque, je n'en pouvais plus de répéter en boucle les mêmes choses aux journalistes. Aujourd'hui, je suis passée au-dessus. J'ai compris que j'étais un vaisseau pour cette information et ça ne me dérange plus. Le deuxième livre, je l’ai écrit en réponse au premier, pour simplifier encore plus ses principes et favoriser le changement des comportements. »
Tester, tester, tester
« La clé c'est de tester, tester, tester. C'est que que j'ai appris de mon job de chef de produit. Mes premiers posts Instagram n'ont rien à voir avec les posts actuels. Dans mon journal, j’ai écrit à un moment : « je crois que j'ai compris que les gens aiment les graphiques ». La raison pour laquelle il y a tant de produits de tech qui ont du succès, c’est qu’il y a un chef de produit qui est allé à la rencontre des consommateurs et qui a compris de quoi ils avaient besoin. Personne, pas même Steve Jobs, ne peut inventer des trucs dans sa tour d'ivoire et les balancer au public en pensant que ça va révolutionner les modes de vie. La seule magie, c’est de donner l’impression que Glucose Goddess c’est super simple, alors que ça fait cinq ans que je bosse dessus comme une dingue. C’est ça, la clé. »
Si vous avez lu jusqu’au bout, félicitations ! Laissez-moi vous récompenser avec ces quelques mots pleins de sagesse de Cher :
Merci Constance pour cette newsletter très riche.
Molly Young me fait le même effet depuis des années. En fait non, ça empire avec les années car elle semble de plus en plus prolifique.
Je fais partie des gens dont la vie a changé grâce à Jessie. Encore une autre super nova apparemment :)
Je profite de ce commentaire pour te remercier aussi pour ton super article sur l'influence dans ELLE qui remettait avec intelligence ce milieu en perspective alors qu'il est si souvent présenté de manière réductrice.
Enfin j'ai cru comprendre que tu viens de te marier, j'ai vu passer de jolies images sur Instagram. Tous mes voeux de bonheur.
Faut que je te donne la recette de mon père Mauricien des ‘Mines Apollo’ dont tout le monde sur l’île était fan dans les années 90. J’ai hérité de cette passion pour les nouilles désydratées aussi… 😆