Nomachella 🎪
Que se passe-t-il quand la crème mondiale de l'alimentation se réunit sous un chapiteau de cirque, à Copenhague, pour imaginer ensemble le futur de la gastronomie ?
Chers lecteurs,
Comment vous expliquer le MAD ? Dans mon cerveau malade, c’est le rassemblement limite franc-maçonnique d’une communauté qui vénère à la fois Anthony Bourdain et les Birkenstock. Un initié me l’a plutôt décrit comme « un Coachella de la gastronomie », mais dans lequel on aurait remplacé Charli XCX par les chefs les plus en vue de la planète. René Redzepi, fondateur de l’évènement, préfère parler d’un « symposium » ayant pour but « de transmettre à la prochaine génération de professionnels de l’alimentation les savoirs, les outils et l’inspiration dont ils ont besoin pour faire prospérer leurs entreprises, rendre leur secteur plus juste et transformer durablement les systèmes alimentaires mondiaux. »
L’alimentation est l’un des leviers culturels les plus puissants et c’est au MAD que son avenir prend forme. L’évènement rassemble des cuisiniers, des agriculteurs, des activistes, des entrepreneurs et des artistes visionnaires pour des talks, des rencontres et des festins. Il est calibré pour faire crever d’envie tous ceux qui n’en sont pas. Quand j’imagine ce qui se joue sous ce chapiteau, je ne peux pas m’empêcher de penser à cette définition qu’Andy Warhol faisait du Studio 54 : « C’était une dictature à l’entrée et la plus grande des démocraties à l’intérieur ». C’est que l’évènement le plus désirable de la gastronomie est aussi le plus exclusif : 750 spectateurs pour trois fois plus de postulants, un parrainage obligatoire et un ticket d’entrée variant de 1000 à 5000 euros.
Un lieu fermé dehors, ouvert dedans, c’est donc ça la condition du bouillonnement créatif propre à une révolution culturelle ? La cuisine de René Redzepi a changé l’alimentation récente au même titre que le disco avait changé la société américaine dans les années 70. Le retour d’une cuisine hyperlocale, le boom des fermentations, le zéro gaspillage, l’avènement de l’Europe du Nord comme destination gastronomique, la mousse dans les assiettes, c’est lui. Nommé cinq fois « meilleur restaurant du monde », son établissement Noma a inspiré toute une génération de jeunes chefs qui se sont endettés pour reproduire son modèle de fine dining. L’un d’entre eux m’avait confié son sentiment de trahison lorsque Redzepi, en 2023, a annoncé la fermeture de Noma en déclarant, au sujet du modèle de la haute gastronomie moderne qu’il a contribué à créer : « Ce n’est pas viable. Sur le plan financier et émotionnel, en tant qu’employeur et en tant qu’être humain, ça ne fonctionne tout simplement pas. »
La dernière édition de MAD s’est tenue fin mai. Mon ami André Michel, producteur et critique culinaire, y était, parmi une toute petite délégation de Français. Dans la rubrique « Pep Talk », il nous raconte comment c’était. Ne fermez pas cette newsletter sans avoir lu le dernier paragraphe qui m’a bouleversée. André nous fait également part d’une grosse rumeur qui pourrait bien être une exclu : la prochaine résidence de Noma devrait se tenir à Los Angeles.
Quoi de neuf ailleurs dans le monde ?
Si vous ne devez lire qu’un seul article, c’est la folle enquête de Lauren Collins sur l’incroyable théorie du complot qui entoure le bannissement de la pâte à tartiner algérienne El Mordjene dans l’UE.
Un croissant à 7$, une salade de homard à 97$, une planche de fromage à 35$ et un matcha latte à 8$, c’est la vie que les instagrameuses se sentent obligées de mener.
J’ai failli me faire écraser par un vélo en écoutant cette chronique de Yann Marguet sur les vidéos de François Simon
C’est bel et bien la boutique de fromages la plus chic de la terre. Mais à quoi bon faire des sculptures en fromage si tu ne vends même pas le crottin de chèvre fumé qu’on trouve chez Quatrehomme ?
En région comme à Paris, le boom des menus anticrise (plats à 6,90€, menus à 17,90€) m’exalte d’autant plus que dans mon quartier, j’assiste plutôt à un boom des sandwichs à 17,90€ qu’on mange debout au comptoir d’un établissement même pas équipé de toilettes (« Mais la viande est super sourcée !! »)
Depuis deux ans maintenant, une certaine personne qui partage ma vie m’implore de consacrer une newsletter (assassine) aux cool kids de la food qui portent tous des casquettes Aimé Leon Doré et je dois admettre que cette nouvelle collaboration de la marque lui donne raison. D’ailleurs, le temps que j’écrive cette newsletter, la Marzocco (11880€) est déjà sold out !
Comme si les vins désalcoolisés ne nous collaient pas déjà assez le cafard, des start-up ont pensé que les Français adoreraient l’idée de boire un vin bleu Canard WC.
André Michel estime que cette édition du MAD, la septième du genre et la première depuis le coup d’arrêt de l’évènement en 2018, a dû coûter 1,5 million d’euros. Il y a assisté au concert expérimental d’un groupe autrichien qui a branché des choux-fleurs sur un ampli de guitare. Dans le public, il a rencontré « des profils dingues, qui auraient tous pu être sur scène. » Un poète-chef irlandais. Un type qui a investi dans 2500 restaurants. Le ministre de l’agriculture danois. « Tous sont passionnés, à fond. C’est un groupe auto-sélectionné, hyper pointu, et pourtant l’ambiance reste simple, curieuse, chaleureuse. » Tous sont tournés vers le projet ultime de René Redzepi : créer une école autour du futur de la gastronomie. L’invité le plus emblématique de l’évènement a si peu à voir avec la gastronomie. Mais il a tout à voir avec le thème de cette édition : Build to last. Yvon Chouinard a fondé la marque plus disruptive, durable et copiée du monde : Patagonia. À 86 ans, « il est le Paul McCartney de l'activisme : il a changé le monde et toutes les entreprises, depuis Apple jusqu'à toutes les nouvelles start-up, n'ont que son exemple en tête quand il s'agit de faire les choses bien et dans le respect de la planète. » Yvon Chouinard a partagé deux principes fondamentaux : « Quand on invente les règles de son propre jeu, on est forcément gagnant » et « En cas de doute ou de souci business, c’est simple, toujours améliorer la qualité. Quand on veut faire de la qualité, on se pose les bonnes questions, toujours. »
Voici tout ce qu’André m’a raconté d’autre :
« Alors la conférence woke, ça se passe bien ? »
« Chaque année, il y a un thème. Cette fois, c’était « Built to Last », très bien mis en scène par un designer remarquable. Ce qui m’intéresse dans ce genre d’événement, c’est soit les chefs ultra-innovants, ultra-décadents, qui tirent vers le très haut de gamme, soit les initiatives faites avec une vraie honnêteté, beaucoup de bonnes intentions, parfois un peu maladroites mais sincères. MAD est à la fois une célébration du passé et une projection vers l’avenir. Alors oui, c’est un peu bien-pensant. Un mec m’a même écrit : « Alors, la conférence woke, ça se passe bien ? » Et c’est vrai qu’il y a un côté très américain où l’on coche toutes les cases, comme dans un TED Talk rédigé par la rédaction de Bon Appétit. On est à Copenhague, mais je n’ai jamais autant eu l’impression d’être aux États-Unis. Sur place, personne n’est sur son téléphone. Et c’est peut-être ça le plus étonnant : tout le monde est ultra-présent. Tu ressens une vraie envie d’être là, d’écouter des points de vue qu’on n’a jamais entendus, de rencontrer de nouvelles personnes. »






« Si cette séquence ne t’a pas ému, alors tu n’as rien compris à l’esprit de MAD. »
« Chaque édition commence par une célébration de l’artisanat et du travail de la main. On est arrivés près d’un opéra au design ultra-contemporain, on a tous embarqué sur des bateaux, et on débarque sur le site pour le petit-déjeuner. On s’assoit en arc de cercle face à une grande scène recouverte de sable, de planètes suspendues et de nombreuses plantes séchées — une esthétique très « Noma ». La musique est à fond, puis s’arrête brusquement. Silence total. Une dame d’environ 70 ans entre en scène avec une vieille table en inox. Concentration absolue, ambiance quasi-spirituelle, c’est un vrai moment de recueillement à la japonaise. Elle commence à étaler une pâte d’une finesse incroyable, jusqu’à glisser en dessous l’affiche de MAD — la pâte est si translucide qu’on distingue le visuel à travers. Tout le monde applaudit comme si on venait d’assister à un solo de Miles Davis. C’était d’une simplicité magnifique, vraiment émouvante. Cette femme venait d’un restaurant familial autrichien fondé en 1640 dans les Alpes. Elle termine en parsemant des pommes sur la pâte et réalise un apfelstrudel qu’elle sert à René Redzepi. C’est un moment suspendu, hors du temps. À l’esthétique du geste répété mille fois s’ajoute une touche malicieuse, avec le poster glissé sous la pâte. Si cette séquence ne t’a pas ému, alors tu n’as rien compris à l’esprit de MAD. Ce n’est pas la peine de venir. »
« Tout le monde cuisine comme s’il s’agissait de servir une salle de 20 couverts… alors qu’on est 750 »
« C’est la meilleure nourriture que tu puisses avoir dans une conférence — littéralement. Redzepi a appelé certains des meilleurs restaurants du monde et leur a dit : « Toi, tu t’occupes du petit-déjeuner. Toi, du déjeuner. Et nous, Noma, on va faire en sorte que ce soit exceptionnel pour 750 personnes. » L’idée : cuisiner avec le niveau d’exigence du meilleur restaurant du monde, mais à grande échelle. Au petit-déjeuner, c’est Hart Bageri, l’une des meilleures boulangeries de Copenhague. À midi, Anajak Thai, un restaurant thaïlandais de Los Angeles, ultra respecté aux États-Unis. Le lendemain matin, c’est Sanchez, le meilleur restaurant mexicain d’Europe, qui servait des tacos au petit-déj. À midi, St. John, institution de Londres, figure de proue de la cuisine « nose-to-tail ». Ce qui est frappant, c’est que tout le monde cuisine comme s’il s’agissait de servir une salle de 20 couverts… alors qu’on est 750. Déjà, cuisiner pour 200 personnes, c’est fou. Mais pour 750, avec le niveau d’exigence d’un service au Noma… Tu as vraiment l’impression d’être dans ces restaurants et c’est le meilleur compliment que l’on puisse faire. MAD n’avait pas eu lieu depuis 2018 : ils sont tous revenus, malgré le coût, malgré la logistique. Redzepi leur a dit : « C’est important qu’on se retrouve » et ils ont dit oui. Sur place, l’ambiance est ultra casual : pas de dessert, pas de service guindé, pas de places réservées. À l’un des déjeuners, il y avait juste un peu de vin ; un peu plus à l’after-party, où il y avait une super pizzeria, un bar à caviar, des huîtres parfaites, de l’uni, des crevettes crues… »






« Il ne cuisine pas juste le poisson, il en change le statut »
« Un génie australien a pris la parole pour un talk étrange, ultra-technique. C’est Josh Niland, le surdoué absolu du poisson — « le boucher de la mer ». Il a littéralement changé la manière dont on cuisine, découpe et pense le poisson. À un moment, il dit : « Voilà comment je vois un poisson. » Et là, tu vois une coupe, une précision, une netteté que tu n’as jamais vue. On dirait des côtes de veau, avec l’arête qui dépasse. Il n’a pas parlé de cuisson ni de goût, mais de leadership. De responsabilité. De transmission. Il fait de la charcuterie de poisson et travaille chaque pièce dans une logique zéro déchet, explique qu’il utilise le collagène des yeux de poisson pour faire de la glace. C’est de la haute technicité au service d’une philosophie : du radical intelligent. Ce chef fait partie d’un mouvement nouveau dans la gastronomie : un mélange d’extrême rigueur, de poésie brute et d’engagement environnemental. Il ne cuisine pas juste le poisson, il en change le statut. »
« Il commence par : « Je vais vous dire quelque chose que je n’ai même pas dit à ma femme » »
« Tous les talks sont une surprise. Le matin, sur chaque chaise, il y a le nom d’un·e invité·e — mais tu ne sais jamais à l’avance qui va prendre la parole. José Andrés, par exemple, ne devait pas venir : il ne se sentait pas prêt à parler. C’est Redzepi qui l’a convaincu, à la dernière minute. Et c’est ça, MAD : tu passes de Yvon Chouinard, 86 ans, fondateur de Patagonia, à quatre petites pêcheuses islandaises qui ont entre 14 et 18 ans, d’une ancienne avocate californienne reconvertie dans les mac’n cheese aux sœurs Loiseau qui parlent de leur père, puis Thomas Keller et Asma Khan. L’écart est vertigineux, mais toujours cohérent. Chaque intervention te cueille à un endroit inattendu. Le talk de José Andrés était bouleversant. Il commence par : « Je vais vous dire quelque chose que je n’ai même pas dit à ma femme. J’ai peur. » Il a été le lieutenant de Ferran Adrià, celui qui a importé la cuisine moléculaire d’El Bulli aux États-Unis. Il a ouvert plus de quarante restaurants — et il dit : « Je ne sais toujours pas comment gagner de l’argent avec un restaurant. » Aujourd’hui, José Andrés est surtout connu pour World Central Kitchen, l’organisation humanitaire qu’il a fondée après le tremblement de terre de 2010 en Haïti. Il dit : « Quand il y a un incendie, on appelle les pompiers. Quand il y a un accident, on appelle les médecins. Mais quand les gens ont faim, personne n’est chargé de les nourrir. Alors on appelle les chefs. » Ses équipes interviennent partout où il y a une crise : tremblements de terre, conflits, famines. Depuis le début du conflit en Ukraine, ils ont nourri 1,5 million de personnes. Et à Gaza, ça c’est tragique, l’armée israélienne a tué sept de ses employés. Il aurait dû être avec eux ce jour-là. En racontant cela, il pleure. Il dit : “En théorie je dois y retourner et j'ai peur, parce que j'ai deux filles. Mais je me sens en sécurité avec vous car on est tous de cette industrie, à échanger avec transparence et à s'aimer. Et donc j'ai peur, mais j'ai moins peur grâce à vous..”
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Merci pour cette savoureuse newsletter qui m'a mis la patate ❤️❤️❤️
Merci pour cette newsletter très riche. Je me suis revue chez hart et j’ai repensé aux tacos de chez Sanchez dévorés l’été dernier à Copenhague 🙂