La gloire de mon père
Une interview de celui que l'on surnomme « Le Prince des Puces de Vanves » et tout ce que je ne vous ai pas dit sur ma culture Internet.
Chers lecteurs,
Si vous fréquentez les Puces de Vanves le dimanche matin, vous avez déjà dû croiser, sans forcément la remarquer, sa silhouette qui se fond parmi les acheteurs : le cigare à la main, la démarche nonchalante de Larry David, le regard concentré et un look d’autant plus distinctif qu’il le porte 365 jours par an. Sous sa veste en tweed chinée à la brocante, un éternel gilet de pêcheur dont les nombreuses poches contiennent son plan de Paris, ses cure-dents, sa loupe de poche. Vous ne l’avez pas remarqué mais les vendeurs, eux, suivent déjà d’un œil inquiet sa progression qui m’évoque celles des requins en chasse dans les documentaires animaliers : l’air désinvolte et les mains dans le dos, il suit une trajectoire tellement étrange et aléatoire qu’elle semble guidée par une force supérieure. Il disparaît dans la foule et soudain, un volte-face épique, une accélération brutale. Il fond sur sa proie, l’observe, interroge le vendeur avec des moitiés de phrases qui restent en suspens. Les cendres de son cigare tombent sur l’étalage comme de la neige dans l’indifférence la plus totale. Cette attitude un peu lunaire, ce savoir insoupçonnable et cette indifférence polie expliquent sans doute comment Columbo est devenu mon héros de fiction préféré.
Ceux de mes amis qui l’ont déjà vu le reconnaissent toujours dans la rue, ou au bar, et s’en réjouissent :


Mon père aime le poète latin Martial, les éditions de livres illustrées par Kees Van Dongen et les chats. Il déteste l’eau, les gens qui parlent fort sans raison et la SNCF. Mais par-dessus tout, il adore chiner. Les boîtes en palissandre, les briquets Cartier, les stylos Tiffany, les beaux mouvements d’horlogerie suisse, la porcelaine de Sèvres, et surtout, SURTOUT, l’argenterie qu’il connaît mieux que personne. Le vendredi soir, on scanne ensemble vide-greniers.org pour identifier les déballages qu’il écumera pendant le week-end. Quand, de retour le dimanche soir, il me montre une trouvaille qui a l’air de me plaire, il me demande si je « souhaite promulguer un édit de confiscation ». Il a d’autres expressions légendaires telles que : « Tu as négligé de t’en vanter » (quand j’ai fait une bêtise), « Ta mère est pleine de petits défauts que compensent d’énormes qualités » ou « Moi aussi je vous prends pour un con seulement je suis poli, je ne vous le dis pas » (quand on l’agace). Ses restaurants préférés sont Chez Kiki pour la viande, Les Mandarins de Belleville pour la cuisine chinoise et Lao Siam où il lui arrive de manger son lap dip avec une pince à sucre en argent.
Sur Instagram, j’ai beau publier des photos de moi en maillot de bain et des couchers de soleil putassiers, rien ne provoque autant de réactions que les photos de ses trouvailles. La dernière fois, c’était une brosse. Une simple brosse que mon père avait achetée 10€ dans un vide-grenier du 9ème arrondissement, à un vendeur qui s’était excusé qu’elle soit cabossée. En réalité elle n’était pas cabossée et mon père a repéré en un coup d’œil quelque chose que le vendeur n’avait pas vu : la signature d’Elsa Peretti, qui a révolutionné la marque Tiffany dans les années 70. Cette brosse ancienne en argent massif était une pièce emblématique de la marque.
C’est son truc depuis toujours. Je me souviens encore d’une soupière espagnole qui valait 400€ au prix de la fonte et qu’il avait achetée 70€ au Troc de l’île. Le Troc de l’île, c’est une brocante « qui était gérée par des gens dont l’incompétence totale a fait le bonheur de gars comme moi qui ont acheté de l’argent pour pas cher là-bas » précise-t-il. Qu’en 2025, mon père parvienne encore à faire ce genre de coup et même plumer un mec d’Affaire Conclue alors qu’il suffit désormais d’envoyer une photo à ChatGPT pour avoir l’historique d’un objet assorti de son estimation, c’est quand même pas rien. Alors j’ai mis mon dictaphone en marche et je lui ai demandé de me révéler ses secrets.
— À quelle heure es-tu arrivé à Vanves ce matin ?
Neuf heures. C’est pas nécessaire d’arriver plus tôt, ni à Vanves, ni à Aligre.
— Tu as quoi comme matériel ?
Ma loupe de poche et des cure-dents.
— Des cure-dents ?
Oui, pour nettoyer les poinçons et les vérifier.
— Tu fais ça souvent ?
Oui.
— Ça ne dérange pas les vendeurs ?
Je leur tourne le dos. Dans ce domaine-là, quand on est savant, il vaut mieux éviter de le crier sur tous les toits.
— Mais ils s’en rendent compte, non ?
Oui. Quand je leur demande un prix, ils me regardent d’un air dubitatif et se demandent : « Qu’est-ce qu’il a vu que moi je n’ai pas vu ? » Alors parfois, ils montent le prix.
— On devrait y aller en relais. Toi d’abord pour l’expertise, puis moi avec mon air innocent pour l’achat. Tu négocies toujours ?
Un prix idiot, je ne discute même pas. Un prix standard, j’essaie d’avoir 20 %. Et si c’est vraiment très bas, j’ai la pudeur de ne pas discuter.
— Quand je t’accompagne aux puces, je vois souvent des vendeurs qui te reconnaissent et qui sortent des pièces de leur camion pour te les montrer.
Oui, ils veulent mon avis.
— Et tu leur dis quoi ?
Ce que j’en pense. Sauf pour les petits colliers qui ressemblent à de l’argent mais qui sont en or blanc ou en platine.
— T’as pas eu une histoire comme ça récemment ?
Si. Une dame me montre une chaîne forçat et me demande si c’est de l’argent. Je lui dis : « Je ne peux pas vous le confirmer. » Ce n’était pas de l’argent, c’était du platine et de l’or blanc. Ces bijoux ont souvent un poids ridicule, mais c’est increvable. J’ai dû la négocier à 5 ou 10 euros. Il y avait 1,5 g de platine, donc ça valait 60 euros à la fonte.
— C’est quoi ton modus operandi aux puces ?
Je commence par aller voir les vendeurs que je connais et chez qui j’ai déjà acheté pour me mettre en jambes. Ils se méfient un peu — ils savent que si j’achète, c’est que j’ai mes raisons — mais on est copains. Après, je me promène le nez au vent. Je fais un tour rapide, et je reviens plus tard sur ce qui m’a tapé dans l’œil.
— Il y a une heure à partir de laquelle ça ne vaut plus le coup ?
Non. J’ai trouvé des colliers en or à 16 heures.
— Moi, ce qui me décourage dans les vide-greniers, c’est que l’œil est tellement sollicité par des trucs moches que j’en perds mon acuité.
Oui, je comprends. Mais moi, je suis plus résistant que toi. J’ai beaucoup travaillé avec mes yeux. J’ai une mémoire visuelle très entraînée, et surtout je sais regarder. Je peux faire très vite le tri : ce stand-là, que des merdes ; celui-là, il y a peut-être quelque chose. Parfois, il n’y a qu’un seul très bel objet. Même si je ne l’achète pas, ça me dit que le brocanteur a du goût, qu’il sort du circuit d’achat pur vide-grenier.
— Quel est ton livre de référence ?
Le guide Tardy sur l’or et l’argent, avec tous les poinçons à connaître. Les plus communs :
– La tête d’aigle pour l’or français.
– La Minerve pour l’argent français : avant 1984, elle garantit 950 millièmes ; après, 925.
Et ensuite, les poinçons étrangers :
– Le poinçon allemand avec la couronne et la lune.
– Le léopard anglais.
– Les poinçons espagnols avec le symbole de la ville.
— Ta plus belle trouvaille ?
De grandes cuillères allemandes du XVIe siècle. Je les ai trouvées à Soumoulou, il y a 15 ou 20 ans. Je les ai prises parce que c’était beau, ancien, en argent. Et un jour, je suis tombé sur le poinçon dans La Gazette de l’Hôtel Drouot.
— La Gazette de l’Hôtel Drouot, ça te donne une idée du marché ?
Oui, mais surtout, c’est beau à regarder. Et ça change de l’actualité déprimante. C’est agréable d’avoir un journal qui te montre de jolies choses sans te parler de la guerre à l’autre bout du monde.
— Je me souviens d’un drame avec un plat russe, quand j’étais adolescente.
Ah oui. C’était un plat en argent repoussé de Khlebnikov, trouvé 15€ dans un vide-grenier du Béarn. Je l’ai revendu 150€ parce que ta mère me harcelait — elle le trouvait moche. Mais il avait un poinçon russe, et à côté, le poinçon de l’orfèvre du tsar. Trois mois plus tard, je l’ai retrouvé dans La Gazette : il avait été revendu 7000 euros. Je l’avais vendu à un antiquaire, et deux jours après, il ne l’avait déjà plus.
— Il y en a eu d’autres comme ça ?
Non. Je vends très peu. Je n’achète pas pour revendre. Là, c’était pour avoir la paix.
— Et ces couverts à dessert que tu m’avais donnés ?
Ils appartiennent à un service dont la théière est au Musée des Arts Décoratifs. Le musée l’a achetée en préemption, 42 000€. Je pense que c’était un service unique, signé Alphonse Debain. La théière est manifestement faite à la main — personne n’en a vu d’autre, c’est pour ça qu’elle a atteint ce prix à Drouot. Dès qu’une pièce est fabriquée en série, ça se voit : il y a un côté mécanique. Il y a une énorme différence entre une pièce faite main et une production semi-industrielle.

— Comme Puiforcat ?
Jean Puiforcat, s’il signe une pièce faite main, ça vaut une fortune. À l’inverse, Christofle est entièrement industrialisé depuis le XIXe siècle. Ils avaient acheté la licence pour faire de l’argenture électrique : tu mets un lingot d’un côté, la pièce de l’autre, un bain de sel d’argent, tu fais passer un courant, et l’argent se dépose. Avant ça, il y avait des bains chimiques qui tenaient mal. L’argenture électrique a fait la gloire de Christofle. C’est pour ça que les gens disent : « C’est du Christofle » d’un air pompeux. Beaucoup de vieilles pièces argentées ont été fabriquées sur une base d’étain ou de zinc par trempage chimique, c’est affreux. Le Christofle un peu épais, en revanche, ça a de la gueule.
— Tu les nettoies avec quoi, toutes ces pièces ?
J’achète mes produits chez les Frères Nordin, porte du métro Faidherbe-Chaligny. Ils ont tout. Si eux n’ont pas un produit, personne ne l’a. Tu te souviens du Tripoli de Venise que j’utilise pour nettoyer la vitre du poêle à la maison ? C’est là que je l’ai trouvé.
Pour le verre et les rayures : Tripoli de Venise.
Pour l’argent : blanc d’Espagne (craie en poudre) et alcool à 90°, préparé juste avant. Sinon, un bain de bicarbonate : pas besoin de frotter.
Pour le laiton : eau japonaise.
— Et l’étain ?
Tu peux le passer au blanc d’Espagne, mais franchement, l’étain brillant, c’est laid.
(Je vais sur l’e-shop très chic The Oblist pour lui montrer les vide-poches en forme de coquillage qui inondent les sites de seconde main et Instagram)
— Tu trouves souvent des coquillages comme ça ?
Oui, j’en ai quelques-uns à la maison. Et les miens ne sont certainement pas en inox. « Silver-plated » à 120€ ?! Ils se foutent du monde. Pour moi, ça vaut 20€.
— Et quand on lit “sculpté à la main” ?
Faut pas dire de conneries. Le gars a ramassé un coquillage, fait un moule en plâtre, et tapé dessus.
(On se balade sur le site)
— Et ce plat en 40 x 40 ?
Faire ça en argent plutôt qu’en plaqué n’aurait pas coûté beaucoup plus. Ils sont idiots. Ce qui est terrifiant, c’est que de très beaux objets partent au prix de la fonte, voire moins. Les gens achètent de l’inox parce que ça passe au lave-vaisselle. L’argent, ça demande de l’entretien. Et comme c’est souvent vendu sale, personne ne s’y intéresse.
— Sauf sur ces sites où les pièces sont nettoyées et bien mises en valeur.
Ces photos sont faites pour ne rien montrer. Si tu veux vendre au bon prix, tu fais un gros plan sur le poinçon, qui te garantit que c’est de l’argent massif, et te dit quel est l’orfèvre. Tous n’ont pas la même valeur. Les intitulés sont souvent pauvres. Moi, j’y tiens, à la différence entre l’argent massif et le plaqué.
— Tu vas encore à Emmaüs ?
Non. Ils ont professionnalisé l’expertise, il n’y a plus rien à en sortir.
Bonne fête papa !! 🎊
Il y a quelques semaines, le journaliste tech Arnaud Pessey, qui écrit une super newsletter consacrée à la culture Internet, m’a interviewée sur mes usages, sur Carte Blanche et sur les bouleversements de la presse face aux évolutions numériques. Voici un avant-goût de notre échange mais pour les réponses plus longues (sur mon parcours, l’avenir des journalistes, la menace de l’IA et le futur de Carte Blanche), je vous invite à lire l’échange dans son intégralité ici.
-Quel est ton premier souvenir Internet ?
Printemps 1998, voyage scolaire du CM2 au Futuroscope. Un animateur nous met devant Internet et nous propose de taper tout ce qu’on veut. Je recherche « Deftones » parce que j’ai vu l’album traîner dans la chambre de ma grande sœur sur qui je copie tout. My Own Summer explose dans les baffles et fait sursauter toute la classe.
-Qu'est-ce qui apparaît sur ta For You Page sur Instagram ?
50% de vidéos de chats, 35% de contenus sur ma télé-réalité préférée (The Real Housewives) et, pour une raison que je ne m'explique pas, 15% de reels de catastrophes aquatiques (naufrages de yachts, attaques de requins, tempêtes en mer du Nord).
-Est-ce que l’Amérique a raison d’avoir peur de TikTok ?
L’Amérique est une drama queen qui n’a peur que d’une chose : voir des profits tomber ailleurs que dans sa poche.
-Il ressemblerait à quoi le réseau social idéal ?
À une grande terrasse de bar avec des super vins natures et des croquetas au menu.
-Comment tu vois évoluer le journalisme dans la food et le lifestyle ?
Je suis stupéfaite du nombre de journalistes société, politique ou culture que j’ai vus mépriser ouvertement les journalistes lifestyle pendant des années et qui, aujourd’hui, tentent de se reconvertir dans ce secteur. Ils ont raison : tout se passe dans ce domaine. Rien ne préoccupe autant les gens que la façon dont ils consomment et rien n’est plus politique que la façon dont on dépense son argent.
-Si tu devais donner un seul conseil à un restaurant qui souhaite développer sa présence en ligne ?
Ne le faites pas ! Personne n’a envie de voir un chef se forcer à jouer les créateurs de contenu. Iriez-vous dîner dans un restaurant tenu par Tibo in Shape ? Ce qu’on veut savoir : qui cuisine, qu’est-ce qu’on mange, quels jours c’est ouvert et, éventuellement, si vous avez une terrasse. Rien ne vaut une croissance organique comme celle du restaurant Early June dont la présence en ligne est minimale mais sincère et qui laisse aux autres, c’est-à-dire aux clients, le soin de poster d’eux-mêmes des contenus qui traduisent l’atmosphère du lieu.
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Encore une NL pépite 🙏🏻🤍
J’ai passé mon adolescence au Troc de l’île de Vesoul avec mon père : fauteuils Knoll 20s à 20€, premier album de Too $hort, la moitié du salon Art Déco pour pas beaucoup plus..