Carte Blanche #1
L'acte manqué de la rentrée, le sandwich que j'ai cherché pendant 3 ans et comment gagner sa vie sans trahir ses valeurs politiques
C’est la rentrée et je n’en reviens toujours pas qu’on se soit fait farcir les oreilles toute la semaine avec un débat stérile sur l’abaya alors que le seul évènement dont on devrait tous être en train de parler, c’est la réouverture du restaurant thaï Lao Siam.
Cette institution bellevilloise toujours pleine à craquer qui s’est longtemps vantée d’être ouverte “tous les jours, même le 1er janvier” a dû fermer au mois de mai pour d’immenses travaux et je m’étais rarement sentie aussi orpheline d’un lieu. C’est tout ce que j’aime et que j’attends d’un restaurant : la cuisine est délicieuse, généreuse, égale, à des prix qui me permettent d’y retourner toute la semaine si j’ai envie (et je ne m’en prive pas). Elle échappe à tous les effets de mode. Elle n’exige pas de réservation 3 mois à l’avance. C’est tout ce que j’ai de plus en plus de mal à trouver à Paris : une table qui se met au service de sa clientèle et pas l’inverse.
J’y allais au moins une fois par mois avec mon père, mon frère, ma nièce, on arrivait en pilote automatique, fist bump avec le serveur, direction la table derrière l’aquarium. On fait genre de regarder la carte alors que les serveurs eux-même savent déjà parfaitement ce qu’on va commander. Les travers porc sel poivre vert, qui baignent dans un jus ultra corsé qu’on pompe avec des boulettes de riz gluant formées avec les doigts comme si c’était de la mie de pain. La salade de riz croustillant, un peu cramé comme le fond d’un rice cooker (c’est-à-dire la meilleure partie), avec des herbes et de la saucisse thaï. Et puis le lap. Si on m’explique demain que je ne peux plus manger qu’un seul plat, midi et soir, jusqu’à la fin de mes jours, c’est lui sans hésiter : une assiette de bœuf haché qu’on demande systématiquement en 3 exemplaires (ma nièce de 7 ans n’aimant soit-disant pas le piment, une hérésie familiale mais bref) en spécifiant bien qu’on veut la viande crue. Le tartare est parfumé à la menthe et texturé avec du riz pilé torréfié, je crois. On n’a jamais su exactement quels ingrédients lui donnaient sa saveur explosive, j’ai demandé hier à mon frère qui m’a répondu “Je sais pas, faudrait que j’en remange un” puis deux minutes après “Citron sauce poisson coriandre piment échalotes menthe citronnelle peut-être un peu de basilic thaï probablement un peu de sucre, tout ça avec des points d’interrogation”. Mon père, cet iconoclaste, déguste son lap avec une pince à sucre en argent massif qu’il trimballe partout avec lui et le staff a toujours l’élégance de l’ignorer. Lao Siam devait rouvrir le 4 septembre mais en raison de retards techniques ou plus vraisemblablement de la rétrograde de mercure, il n’ouvrira que lundi prochain. On s’y voit ?
Des recommandations de micro-luxes moins chers qu’une commande Deliveroo.
Pour 2,62 € : Le tour de magie de Dominique Crenn
Si vous recevez cette newsletter en fin d’après-midi c’est parce que j’ai galéré toute la journée à l’envoyer j’ai une recommandation super pour l’apéro. Elle me vient de la cheffe triplement étoilée Dominique Crenn, chez qui j’étais passée déposer un numéro de ELLE dans lequel je lui consacrais un portrait que j’avais aimé écrire. Comme elle sait recevoir, elle m’a proposé un verre. “De l’eau ? Une bière ? Du vin ? Tequila ?” il était 16h du soir donc bien sûr j’ai répondu “Tequila”. Elle verse tequila et jus de pamplemousse dans un shaker et là elle me sort : “Tu me fais confiance ?” et je la vois ouvrir son frigo, dégainer un pot de cornichons Maille et ajouter un splash de jus de cornichons dans le shaker. C’était dingue, délicieux, parfaitement à propos. “La saumure d’olives, de cornichons tout comme la présure dans laquelle on conserve certains fromages sont à mon sens très intéressantes dans un assemblage de création de cocktail”, me confirme *Benoît d’Onofrio en DM. “Elle vont relever la boisson en apportant le sel, les aromates et la mémoire aromatique du produit qu’elles conservent, poursuit-il. Elles seront également un apport d’acidité capable de rafraîchir ou tonifier la boisson, sans apporter de texture.”
* L’année dernière, ce “sommelier sobre” a élaboré des boissons sans alcool extraordinaires et qui me hantent encore, pour accompagner un menu végétal de Manon Fleury.
Pour 12,90€ : Un banh mi légendaire
Dans cette galaxie en éternelle expansion qu’est la restauration parisienne, il existe quelques jolis satellites en orbite permanente qui apparaissent à un rythme aléatoire et qui, quand ils nous font la grâce de traverser le ciel, rendent tout le monde absolument zinzin. Minh est ceux-là. Et à chaque fois je le loupe. Ce chef sans restaurant, c’est mon Starlink de la bouffe vietnamienne : j’ai loupé pendant le Covid sa première vente de banh mi à emporter dont la terre entière a parlé. J’ai trouvé le moyen de le louper quand il en a vendu dans un café à 200 mètres de chez moi. Alors quand j’ai vu sur Instagram qu’il en cuisinait à nouveau pendant 4 jours chez Mokoloco dans le 12eme, j’ai affronté mes deux pires phobies (traverser Paris un jour de bouclage et faire une heure de queue) sans hésiter. C’était pas un take-away, c’était un who’s who : j’ai croisé une journaliste du New York Times que j’admire, deux chefs que j’aime beaucoup, tellement d’anglophones que j’en suis encore venue à me dire : “le culot de ces gens à savoir mieux que nous ce qu’il se passe d’intéressant dans notre propre ville”.
Victime de son succès et armé de sa pince à dresser, Minh enchaînait tellement vite qu’en se concentrant un peu sur la scène, on pouvait presque entendre résonner le générique de Benny Hill en fond sonore. Il m’a servi une salade incroyablement fraîche et parfumée où les feuilles de rau ram (la coriandre vietnamienne), le basilic thaï et le tia to (le shiso vietnamien) cohabitaient à parts égales avec la scarole, la frisée et le raddichio Chioggia. J’ai enchainé avec un paté so, la version vietnamienne d’un friand au porc, le plat d’enfance de Minh qui suit à la lettre la recette de sa maman. La farce est composée d’échine et de poitrine de porc, d’échalotes confites au beurre. Le feuilletage est un chef-d’œuvre pâtissier. L’ensemble forme un exemple merveilleux de la façon dont le Vietnam a interprété les apports culinaires de la France et les a rendus plus délicieux encore.
Le symbole le plus populaire de ce métissage, c’est le banh mi. J’adore ceux de Saigon Sandwich à Belleville et Thieng Heng à Olympiades, qui coûtent moins de 5 balles et sont généreusement arrosés d’arôme saveur. Celui de Minh, c’est une autre histoire. C’est un vrai sandwich de cuisinier dont chaque élément est très abouti : il se compose de pâté de foie de volaille, filet mignon de porc séché et effiloché, mortadelle vietnamienne, poitrine de porc roulé, mayonnaise au citron, jus de viande à la livèche, pickles de daikon et carottes, pickles de piment, concombre et coriandre fraîche. Le pain ne ressemblait à aucun pain que j’ai mangé à Paris. Minh me dira plus tard qu’il cherche des baguettes qui se rapprochent le plus de celles qu’on trouve au Vietnam : “Un pain blanc, neutre en goût, léger et croustillant”. Je suis repartie avec des brins de coriandre et du cartilage de porc coincé entre les dents, mais je suis repartie heureuse.
Minh fera encore des banh mi chez Mokoloco demain, puis une résidence chez Buttes Snack Bar du 20 au 24 septembre avec le chef Cyril Pham.
Pour 32,90€ : Prendre une douche comme au Carlton
C’est le palace cannois d’entre tous les palaces cannois. Érigé en 1913 pour accueillir l’exil d’un aristocrate russe indésirable, hotspot de toute la royauté européenne qui s’y réfugiait pendant l’hiver, puis du tout-Hollywood qui s’y pavanait pendant les festivals de Cannes, lieu de tournage de La Main au Collet d’Alfred Hitchcock… mais vous savez sans doute déjà tout cela. Ce que vous ignorez en revanche, c’est que l’expérience de douche y est incomparable. Cet hôtel mythique a rouvert ses portes au printemps après une rénovation qui aura duré 8 (HUIT) ans et exigé le concours de 750 artisans. Forcément, le résultat est spectaculaire. Mais moi en repartant, je ne pensais qu’à cette douche tellement smooth et caressante, comme une pluie tropicale. Figurez-vous qu’elle tient à un simple pommeau de douche, modèle Hansgrohe Pulsify, 32,90 €, disponible chez Leroy Merlin. Qui est désormais vissé sur mon propre tuyau de douche à la maison et fait mon bonheur tous les matins.
Pep Talk, c’est ce qu’il se passe pendant mes interviews au moment où mes interlocutrices oublient la présence du dictaphone. La conversation dérive et m’emmène à des années-lumières de mon sujet de départ mais c’est souvent là qu’apparaissent les propos les plus sincères et les idées les plus singulières. Pep Talk, c’est les extraits d’interviews que j’aimerais lire.
Ariane Geffard est l’agente de tout ce qui se fait de mieux en littérature féministe. Mais voilà que ces derniers mois, elle a également signé des cheffes, Manon Fleury, Céline Pham, les sœurs Tatiana et Katia Levha, Marie-Victorine Manoa, le sobrelier Benoît d’Onofrio et le chef James Henry. Ces personnalités, toutes portées par les mêmes valeurs d’engagement social et environnemental, ne sont pas les plus médiatiques ni les plus étoilées, mais je suis convaincue qu’elles sont celles dont on se souviendra le plus dans vingt ans, tant elles déroulent chacune à sa façon une approche visionnaire du métier. Pour développer ces talents culinaires, Ariane Geffard s’est associée à Auriane Roussel, qui avait déjà les deux pieds dans les questions environnementales et d’alimentation. Pour un article paru dans ELLE la semaine dernière, je les ai longuement rencontrées afin de comprendre leur démarche. Voici les meilleurs passages non publiés de nos conversations.
Auriane Roussel
Sur ce que les cheffes attendent d’elle
« Elles ont plein de propositions extérieures et veulent faire des choses qui soient cohérentes. Avec le rythme qu’elles ont, elles peuvent dire oui à des choses et le regretter ensuite : on est là pour leur permettre d’assumer cette radicalité qu’elles ont dans leurs choix et leur prise de parole. Elles sont seules avec leur nom, leurs mains, leur carrière. Je n’ai pas l’impression qu’elles soient venues nous chercher en disant “Moi, j’ai besoin de gagner de l’argent, de developper ma carrière”. Elles nous disent “J’ai besoin d’être entourée de gens qui me comprennent dans ce métier où on est en train de nous proposer tellement de choses, où ça part un peu dans tous les sens, où je n’ai pas envie de me perdre.” Elles attendent de nous qu’on leur permette de prendre du recul vis-à-vis de ces propositions. »
Sur la représentation des femmes dans la cuisine
« Les femmes cheffes qu’on met en avant à la télé, comme dans tous les métiers, sont celles qui adoptent les codes des hommes. L’identité féminine est toujours dévalorisée, il faut endosser des habits masculins pour être prise au sérieux. On en a des exemples concrets tous les jours, même si l’on voit que ces questions sont de plus en plus prises en considération. On note les efforts pour mettre plus de parité dans les festivals. Mais je trouve que ce n’est pas assez. Ça m'énerve toujours quand je vois des chefs problématiques qui sont mis en avant comme si on ne savait pas ce qu’il se passe dans leur vie privée et dans leur cuisine. On en discute et j’entends des “Oui mais son nouveau restaurant est très attendu”, “On ne sait pas vraiment ce qu’il s’est passé”, “Il a changé”. Je sais que ce qu’il se passe de négatif dans ce milieu ne changera pas. Mais j’essaie de me dire que le positif à un moment donné prendra tellement plus de place que le négatif, et c’est ce à quoi j’essaie de contribuer en accompagnant ces cheffes. »
Ariane Geffard
Comment gagner sa vie sans trahir ses opinions politiques ?
« Je gagne ma vie en étant agente. Il y a donc évidemment un aspect financier, cette agence il faut qu'elle fonctionne, qu'elle me fasse vivre, qu'elle fasse vivre les personnes qui travaillent avec moi. Mais le but de cette agence, c'est que tout ce qu'on fasse ait du sens. Et je pense que faire du chiffre c'est une chose mais c'est pas un but en soi. Mon grand questionnement plus jeune, ce qui a guidé ma trajectoire professionnelle, c'était “Comment je vais gagner ma vie avec les positions politiques que j'ai ?” Et qui font qu'il y a plein de gens avec lesquels je n'ai pas envie de travailler, de manières dont je n'ai pas envie de travailler, de réseaux qui ne sont pas pour moi. Me lancer seule m'a permis d'inventer quelque chose. Aujourd’hui, accompagner ces cheffes-là, c’est la continuité d'un autre rapport au travail. Je ne me considère pas militante, car j'ai trop de respect pour ces gens-là, les vrais, qui ont toujours un canapé ouvert pour ceux qui connaissent des difficultés. Pour moi, le militantisme, c'est ça. Moi, je ne suis pas militante, j'ai une agence qui me permet de gagner ma vie, par contre ma facon de travailler je la veux portée par mes engagements. Je veux accompagner les cheffes pour qu'elles puissent êtres visibles, audibles, et que par ricochet leurs engagements le soient aussi. »
Comment savoir si on a besoin d’un agent
« Même si les deux métiers n'ont absolument rien à voir l'un avec l'autre, j'ai le sentiment que dans le fait de prendre un agent, il y quelque chose de similaire à prendre un psy : il faut que ça vienne de la personne. Ça c'est quelque chose que je réalise aujourd'hui après 5 ans, quand j'ai commencé ce métier je n'avais pas du tout cette vision. Tu peux conseiller à quelqu'un d'aller voir un psy pour régler tel ou tel problème, la réalité c'est si c'est pas un désir très personnel, la thérapie ne marchera pas, et je pense qu'avec un agent c'est pareil. il faut que ce soit un désir vraiment profond. »
Sur la réalité économique
« On refuse 80 à 90% des propositions. Les cheffes savent qu'elles sont dans une agence où il n’y a pas de problème pour dire non. Parce qu'elles sont vraiment engagées et une agence pourrait négocier là-dessus, leur dire, “Oui, mais bon, prends le chèque quand même”. Non, on ne va pas prendre le chèque alors qu'on voit des pratiques qui nous conviennent pas.
Mais il est primordial de rappeler que travailler avec un agent, c’est savoir prendre de l'argent d'un côté pour faire moins de marge de l'autre : moi avec mon agence, comme les cheffes avec leur restaurant, on n’est pas des associations. Comment arriver à faire tourner un restaurant avec des producteurs rémunérés au prix juste ? Avec elles, j’ai en commun de chercher à gagner ma vie en respectant mes engagements. Il faut qu’on soit rentables, il y a une réalité de pouvoir en vivre. Il arrive qu’on travaille avec de grandes marques qui sont issues d'un monde capitaliste et dans lequel, de toutes façons, nous évoluons toutes. Je pense qu'on est beaucoup à être aux prises avec ces injonctions contradictoires et hyper culpabilisantes. Parfois la pureté militante est tout aussi oppressive que le système dans lequel on est forcées d'évoluer. Mais en terme de partenariat, on va toujours préférer une maison de luxe familiale aux rouleaux compresseurs que sont les grands groupes. »
Sur le besoin de représentation
« Je pense que ce sont des questions importantes pour les cheffes : qu'est-ce qui t’a permis de rêver à ça ? Ce n'est pas seulement une question de milieu social mais aussi de représentation en tant que femme dans ce milieu masculin. Qu'est-ce que tu t'es raconté pour t'autoriser à rêver à devenir cheffe ? Il y a une réflexion à mener sur le nom de certains métiers : chef, maître chez les instits et les avocats, réalisateur. Il y a des métiers qu'on choisit, dont le nom dit quelque chose. Vouloir devenir “chef”, c'est pas rien. Et quand tu es une femme, je n'imagine même pas. »
Bon week-end !
(Et si ce que vous avez lu vous a plu, n’hésitez pas à…)